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cesser d’être elle-même ; ne serait-ce pas qu’elle les contenait tous en germe ? L’incomparable puissance des religions leur vient de ce don ; quand l’orthodoxie le méconnaît, elle déprécie sa propre raison d’être[1]...


« L’incomparable puissance des religions, » c’était là le fait essentiel qu’E.-M. de Vogüé avait observé durant toutes ses pérégrinations à travers le monde, en Orient notamment et en Russie. Les leçons d’idéalisme moral et religieux que les romanciers russes, pensait-il, pourraient donner à notre littérature nationale, il les leur avait demandées, lui tout le premier. « Et nous, disait-il à la fin de son étude sur Tolstoï, — ces lignes n’ont point passé dans le livre, — et nous, comment échapperons-nous au nihilisme, au pessimisme, ces phénomènes si peu français, qui ont envahi depuis quinze ans notre littérature et éclatent aux yeux les moins exercés ?... Finirons-nous par le mysticisme ? Il est à croire que notre tempérament national nous en préservera ; il est permis d’espérer qu’une idée religieuse, terme nécessaire de la progression, viendra consoler ces jeunes talens qui nient et souffrent avec tant d’amertume, ou en susciter d’autres, si ceux-là ont sombré. » Mais cette idée religieuse, il avait trop étudié dans le passé et dans le présent les œuvres du génie français, il était bien trop historien, pour concevoir qu’elle put se constituer en dehors des données traditionnelles. Il acceptait donc sans difficulté la vieille foi héréditaire. Même il constatait que « toutes les transformations de notre temps conspirent pour l’Eglise, » que le double mouvement démocratique et cosmopolite qui caractérise nos sociétés modernes est pour ainsi dire en harmonie préétablie avec le principe même du catholicisme. « Ainsi, concluait-il, dans toutes les directions où s’emploient les énergies de l’Eglise, on constate une évolution formelle de cette institution permanente, en rapport avec l’évolution des idées et des faits dans le monde contemporain[2]. » Et il s’applaudissait de cette évolution : bien loin de faire effort pour la retarder, il eût été plutôt tenté de la précipiter. Très frappé des exemples que lui offrait l’Eglise d’Amérique, il rêvait d’un « catholicisme élargi » qui se fût assimilé dans ses parties légitimes et saines toute la culture moderne et qui se fût pleinement adapté à toutes les conditions de la vie des sociétés contemporaines.

  1. Le Roman russe, p. XXII.
  2. Le Vatican, par MM. Georges Goyau, A. Pératé et P. Fabre ; Épilogue, par E.-M. de Vogue ; Firmin-Didot, 1893, édition in-4, p. 766.