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recouvrer tout son ancien prestige ; esquisser à grands traits, mais avec précision, avec franchise et tact tout ensemble, ce qui pouvait être, ce qui allait être bientôt, quinze années durant, le programme et l’œuvre du pontificat de Léon XIII... : c’est le cas de se rappeler que les Latins n’avaient qu’un mot, vates, pour désigner le poète et le prophète : s’il y a, dans la littérature contemporaine, des pages qui méritent d’être appelées prophétiques, assurément, ce sont celles-là. N’ont-elles d’ailleurs été que prophétiques ? N’ont-elles pas, comme la plupart des prophéties, aidé l’histoire du lendemain à se dégager des obscurités, des contingences, des mille virtualités contradictoires qui pèsent lourdement sur elle et l’empêchent parfois d’affleurer au jour ? C’est ce que les futurs explorateurs des archives du Vatican nous diront sans doute à leur heure. Généreux, informé et hardi, comme il l’était, curieux de toutes les démarches de la pensée laïque, courtoisement déférent pour toutes les bonnes volontés et pour toutes les compétences, je serais étonné que Léon XIII eût ignoré ces pages et qu’il ne les eût pas méditées. En tout cas, d’autres les ont lues, qui ont essayé de leur donner raison.

D’autres, il est vrai, « y virent un rêve chimérique, » et d’autres enfin, paraît-il, « des personnes pieuses s’en affligèrent. » Je me représente sans trop de peine les scrupules timorés de ces dernières. Le publiciste des Affaires de Rome les avait pourtant prévenues qu’il apportait à l’étude de la question « une indépendance absolue, une pensée dérobée à toute discipline de paroisse ou de parti[1]. » Et elles avaient pu lire dans la Préface du Roman russe quelques lignes assez dures sur les fautes commises au cours des deux derniers siècles, par les défenseurs épeurés d’une orthodoxie trop étroite, toujours en état d’hostilité armée contre les tentatives qui manifestent la vitalité profonde et la puissance d’évolution de la doctrine qu’ils professent :


Les orthodoxies, — déclarait l’écrivain, — aperçoivent rarement toute la force et la souplesse du principe qu’elles gardent ; soucieuses de conserver intact le dépôt qui leur a été transmis, elles s’effrayent quand la vie intérieure du principe agit pour transformer le monde suivant un plan qui leur échappe... Le signe le plus manifeste de la vérité d’une doctrine, c’est le don de s’accommoder à tous les développemens de l’humanité, sans

  1. Spectacles contemporains, p. 1, 6.