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« la remise du monde aux infiniment petits. » Naissance et débordement de la démocratie dans l’ordre politique et social, avènement du réalisme dans l’ordre philosophique, scientifique et littéraire, ce sont là des faits connexes, nécessaires et universels. Mais en France, sous l’influence de diverses causes : développement du rationalisme sec issu de l’Encyclopédie, « résistances chagrines de l’orthodoxie, » culte du fait et superstition de la science positive, le réalisme était devenu une doctrine étroite, partiale et grossière, uniquement préoccupée de voir et de peindre l’extérieur et le plus bas côté des choses, affranchie de toute intention morale ou religieuse, et s’en glorifiant puérilement. Anémiée par cette fausse notion du réel, et par la pratique qui en résultait, « notre littérature laisse perdre par ses fautes l’empire intellectuel qui était notre patrimoine incontesté. » Comment lui rendre vie, santé et puissance ? Le réalisme russe, qui a gardé les plus précieuses vertus dont nous nous sommes fâcheusement dégagés, peut nous offrir des leçons et des exemples. Inspirons-nous librement de lui, comme nous nous sommes jadis inspirés des Allemands et des Anglais, des Italiens et des Espagnols, et peut-être, si nous la méritons, comme jadis, l’hégémonie spirituelle nous reviendra-t-elle. « L’esprit français est grevé d’un devoir héréditaire, le devoir de tout connaître du monde, pour continuer l’honneur de conduire le monde[1]. »

Telles étaient en substance les hautes et généreuses idées qui formaient le fond du Roman russe. Exprimées dans une langue chaude, et tour à tour éloquente ou imagée, qui en soulignait et en redoublait la portée, elles eurent vite conquis les imaginations et les cœurs. C’était le moment où la pensée française, lasse des excès du naturalisme, commençait à tenter d’autres voies, s’ouvrait à de nouveaux horizons. La virulente campagne de Brunetière contre l’école de Médan commençait à porter ses fruits : parmi les meilleurs disciples de Zola, les uns à petit bruit, comme Edouard Rod, les autres avec plus de fracas, comme M. Paul Margueritte, se détachaient peu à peu du maître et consommaient la banqueroute de la doctrine qu’il avait prêchée. Les premiers romans de Loti et de M. Bourget avaient éveillé des goûts nouveaux et suscité de nouvelles exigences. On regardait

  1. Le Roman russe, p. 204.