Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

article sur l’Histoire de la littérature anglaise, ce merveilleux et complet critique qu’était Emile Montégut écrivait : « Pour quiconque a lu les écrivains dont parle M. Taine, il y a dans son livre des métaphores, des images et des comparaisons qui équivalent à des traits de génie. » En bon disciple de Taine, E.-M. de Vogüé mérite pareil éloge. Comment, par exemple, mieux faire entendre, en trois lignes, le croissant « pouvoir du monde extérieur sur l’âme humaine : » « Le classique avait fait de la nature un décor, le romantique en fit une lyre où chantaient toutes ses passions ; nous avons renversé les rôles ; aujourd’hui, c’est l’homme qui est la lyre passive, résonnant au moindre souffle du grand Pan[1] ? » Et quel est le critique qui n’aurait voulu trouver cette phrase sur Tourguénef : « En vérité, je ne lui connais pas de rival pour la sûreté du goût, la tendresse, je ne sais quelle grâce tremblante également répandue sur chaque page, qui fait penser à la rosée du matin[2] ? » ou cette autre sur Dostoïevsky après Crime et Châtiment : « Avec ce livre, le talent avait fini de monter. Il donnera encore de grands coups d’aile, mais en tournant dans un cercle de brouillards, dans un ciel toujours plus trouble, comme une immense chauve-souris au crépuscule[3] ? » Il faudrait plaindre ceux qui ne sentiraient pas tout ce qu’il y a, dans ces poétiques images, de justesse critique, et de vérité concentrée.

La poésie est plus proche parente qu’on ne le pense quelquefois de la philosophie. Œuvre d’un grand écrivain et d’un critique de la grande espèce, le Roman russe est l’œuvre aussi d’un vrai penseur. Quand, à chaque instant, dans le cours de l’ouvrage, nous ne trouverions pas, sur la vie, sur le monde et sur l’homme, nombre de vues ingénieuses ou pénétrantes, qui feraient honneur à un philosophe de profession, nous serions amplement avertis des aptitudes philosophiques de l’auteur par la magistrale préface qu’il a mise en tête de son livre et où il s’est délibérément proposé de « lier quelques idées générales. » Quelles sont ces idées ? II suffira de les rappeler brièvement pour en indiquer la vigueur, l’originalité et l’intérêt.

Aux yeux d’E.-M. de Vogüé, le trait caractéristique de notre temps, c’est, dans tous les ordres de la pensée et de l’action,

  1. Le Roman russe, p. 93.
  2. Id., ibid., p. 192.
  3. Id., ibid., p. 255.