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tragique de Millet[1]. » Nous voilà admirablement préparés à les aborder tous les trois. Mais il faudrait toute une longue étude pour mettre dans une juste lumière l’art prodigieux et le tact infini qu’a déployés E.-M. de Vogüé pour nous conduire comme par la main, à travers des sous-bois familiers, jusqu’aux plus sombres et plus touffus taillis de la forêt russe[2]. Et c’est ici qu’interviennent, pour achever et parfaire son œuvre, ses dons propres de poète. Il n’est pas vrai, comme on le prétend trop souvent, que le véritable esprit critique soit réfractaire à la poésie. Si le vrai critique est celui qui non seulement juge, mais comprend et fait comprendre, il ne saurait lui nuire d’être doublé d’un poète. Pour entrer dans l’intimité d’une âme ou d’une œuvre étrangère, surtout pour y faire entrer les autres, la raison pure et discursive ne suffit pas ; l’âme tout entière doit intervenir, et, notamment, ce qu’il y a de plus profond dans l’âme, ces « puissances invincibles du désir et du rêve » qui seules nous permettent de communier directement avec les grands poètes de tous les temps. On ne dira jamais assez combien est juste le mot du moraliste : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût. » L’imagination, la sensibilité, quand elles veulent bien ne pas s’exercer à vide, et s’appliquer aux fermes données du réel, sont des facultés critiques de tout premier ordre. Pour évoquer aux regards, — ce qui est peut-être l’obligation essentielle du critique, — tel genre particulier de beauté, pour en donner, si je puis dire, la sensation directe et vivante, — la notation sincère d’une émotion personnelle, une fraîche ou éclatante image vont souvent mieux et plus vite à leur but que les analyses les plus consciencieuses ou les plus subtiles. Dans un admirable

  1. Le Roman russe, p. 204.
  2. Il n’est pas jusqu’à l’ordre dans lequel les études qui devaient composer le Roman russe se sont succédé dans la Revue qui ne soit à cet égard fort significatif. Non pas que je veuille infirmer le témoignage direct de l’écrivain : « C’est par lui, disait-il de Gogol, c’est par lui qu’il eût fallu commencer, si j’avais pris ces études dans leur ordre naturel de succession. Malgré moi et sans calcul, je les ai prises dans l’ordre de justice ; j’ai couru tout d’abord au plus pressé de l’inconnu, au plus vif de mon plaisir ; j’ai recommandé à mes lecteurs les romanciers qui m’avaient le plus séduit et qui représentent le génie de leur pays dans son entier épanouissement. » (Revue du 15 novembre 1885, p. 241-242.) En ce cas, son instinct l’a bien servi : Tourguénef, Tolstoï, Dostoïevsky, Gogol, il a commencé par celui qui nous était le plus familier, étant déjà presque nôtre, et le plus accessible, et, de proche en proche, il est arrivé jusqu’à ceux qui étaient le plus loin de nous. Et c’est aussi pour nous acclimater à Tolstoï, qu’il a, dans la Revue du 15 août 1882, publié une traduction de Trois morts, en tête de laquelle il annonçait une étude ultérieure sur le grand écrivain russe.