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française, mais on peut bien dire dans la littérature européenne, à Gogol, à Tourguénef, à Dostoïevsky, à Tolstoï. Et que dis-je, dans la littérature européenne ! Sait-on en France qu’en Russie même le livre d’E.-M. de Vogüé a été pour ces grands écrivains la consécration définitive, que les Russes, grâce à lui, découvrent dans leurs propres romanciers des finesses, des nuances et des beautés qu’ils n’y avaient point encore aperçues ? Songeons, pour mesurer ce mérite à sa vraie valeur, à ce que, nous autres Français, nous pouvons apprendre des critiques étrangers sur Racine et sur La Fontaine ! Et concluons que le Roman russe n’est pas loin de réaliser le haut et rare idéal qui devrait s’imposer à toute œuvre critique vraiment digne de ce nom.

Comment l’auteur de ce livre mémorable a-t-il réussi à remplir tout son objet ? Il l’a brièvement, et partiellement, indiqué dans sa Préface. D’abord, très préoccupé de montrer, dans les écrivains qu’il étudiait, « l’homme autant que l’œuvre, et, dans les deux, l’expression d’une société, » il s’est volontairement interdit l’emploi d’une méthode d’exposition toute didactique, et, en quelque sorte, rectiligne. « Sans grand souci des règles de la composition littéraire, écrit-il, j’ai dû accueillir tout ce qui servait mon dessein : détails biographiques, souvenirs personnels, digressions sur des points d’histoire et de politique, sans lesquelles tout serait inintelligible dans les évolutions morales d’un pays si caché. Il n’y a peut-être qu’une règle, c’est d’éclairer par tous les moyens l’objet que l’on montre, et de le faire comprendre et toucher sous toutes ses faces[1]. » De plus, et toutes les fois qu’il s’agit de nous faire entendre tel trait de caractère ou telle nuance de beauté peu conforme à nos manières habituelles de voir ou de sentir, il s’ingénie à multiplier les comparaisons, les moyens termes, les rapprochemens, tous les innombrables états intermédiaires que lui suggère sa vaste culture et qui, peu à peu, par degrés insensibles, nous acheminent à l’intelligence plus complète de l’objet à définir. « Mourasof, — dira-t-il, par exemple, d’un héros de Gogol, — Mourasof, c’est M. Madeleine des Misérables, dégonflé du grand souffle épique[2]. » Un long portrait détaillé nous en apprendra moins que cette simple ligne. « Tourguénef, dira-t-il encore, a la grâce et la poésie de Corot ; Tolstoï, la grandeur simple de Rousseau ; Dostoïevski, l’âpreté

  1. Le Roman russe, 7e édition, p. X.
  2. Id., p. 122.