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Telle est la leçon que nous donnent tous les vrais écrivains, fussent-ils critiques ; et telle est celle aussi que nous donne E.-M. de Vogüé. En nous parlant de Pouchkine ou de ce « prodigieux » Tolstoï, de Gogol ou de Tourguéuef, il est au fond parmi ses pairs : écrivain d’une autre espèce sans doute, moins puissant et moins créateur assurément, mais qui pourtant, au milieu d’eux, n’est point dépaysé, et se retrouve comme en famille. Et écrivain qui, comme eux aussi, est poète, si c’est être poète que de ne pouvoir s’empêcher d’imprimer à sa phrase le frémissement de sa sensibilité intime et d’inventer perpétuellement de nouvelles images pour exprimer les « correspondances » qui existent entre le monde matériel et le monde de l’âme.

Les poètes passent pour être généralement de bien médiocres critiques. C’est qu’ils ne daignent pas d’ordinaire utiliser l’instrument incomparable qu’ils ont entre les mains. En quoi consiste en effet, et à quels termes exacts se ramène le problème proprement critique ? Une œuvre étant donnée, que le lecteur est censé ignorer entièrement, il s’agit, en quelques pages, de suppléer de telle sorte à son ignorance, de lui donner de cette œuvre inconnue une idée si juste, si complète, si lumineuse et si adéquate, qu’une lecture intégrale doublée d’une étude approfondie ne saurait lui en fournir une notion plus exacte et plus précise. Cette opération, toujours extrêmement délicate, et qui exige, avec beaucoup d’art et de tact, plus d’esprit de finesse que d’esprit géométrique, devient presque décourageante quand l’œuvre à révéler est une œuvre étrangère, et par conséquent éloignée de nos goûts, de nos habitudes d’esprit : heureux, quand le critique parvient à nous y intéresser, à nous en faire simplement, d’un peu loin, pressentir les beautés ! En ce qui concerne les grands écrivains russes, ces barbares de génie, mais d’un génie si lointain, les difficultés pouvaient paraître insurmontables. Les lecteurs du Roman russe savent avec quelle maîtrise E.-M. de Vogüé en a triomphé. Certes, il avait eu dans son œuvre, ici même, de savans et d’ingénieux précurseurs, et il était le premier à signaler et à recommander les traductions de Mérimée, de Viardot, de Xavier Marmier et de Victor Derély, les beaux travaux de M. Anatole Leroy-Beau lieu, de Rambaud, de M. Courrière et de M. Ernest Dupuy. Mais enfin, personne avant lui n’avait écrit le Roman russe, à savoir le livre qui a définitivement donné droit de cité, non seulement dans la littérature