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besoin qu’éprouve visiblement l’écrivain, l’idée abstraite à peine énoncée, de la reprendre sous une forme plastique, de la compléter, de la nuancer, et de l’éclairer au moyen d’une image formant symbole, n’avez-vous pas reconnu l’accent, et le ton, et le procédé habituel du poète ?

Relisez maintenant tout l’ouvrage. Rappelez-vous telle page célèbre : la comparaison du style de Tourguénef avec le clair tintement du vieux rouble suspendu au cou d’une petite paysanne de l’Ukraine sur la carafe qu’elle apporte au voyageur altéré ; la poignante et dramatique évocation des scènes qui suivirent la mort et les funérailles de Dostoïevsky ; les toutes dernières lignes : « Voilà ce que j’ai entrevu sous cette terre russe. Pauvre terre pâle ! ses fils diront peut-être que je l’ai peinte trop maussade, que je n’ai pas su respirer son parfum amer... ; » ou encore la conclusion de l’étude sur Tourguénef :


Dans presque tous ses livres, un noble souffle passe, élève et réchauffe le cœur ; c’est peu de chose et c’est beaucoup, ce souffle léger resté d’une ombre, qui nourrira à jamais des milliers d’âmes. Ivan Serguiévitch a disparu comme ces paysans de son pays d’Orel, qui vont semant le grain dans les labours d’automne ; la plaine de blé est immense, le sillon noir fuit à l’infini ; l’homme le remonte, décroît, s’évanouit dans la brume et va s’asseoir, épuisé de fatigue, là-bas derrière les versans ; s’il est trop vieux, si quelque mal le prend cet hiver, on le couchera sous son labour, on l’oubliera. Qu’importe ? Disparais, pauvre homme de peine qui agitais tes bras dans le vide, sur la terre nue. La semence demeure et vit : aux soleils de l’été prochain, le blé va sortir, mûrir, rouler sur la steppe des vagues d’or, et dispenser aux multitudes le bon pain, le pain de force et de courage.


Que nous voilà loin ici de la littérature de manuel, ou même de cette critique de régent de collège qui, pâle, décharnée, exsangue, remplit de son plat bavardage tant de chroniques soi- disant « littéraires ! » Au moins, voilà un critique qui sait écrire, qui connaît et qui prouve par son propre exemple la valeur persuasive et évocatrice du style ! Avoir un style, savoir écrire, c’est, — rien de plus, mais rien de moins, — c’est mettre un peu de son âme dans son verbe ; c’est faire passer dans les mots, c’est, par leur intermédiaire, communiquer à d’autres âmes les émotions qui nous agitent au moment où nous prenons la plume.