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fort peu d’allemand, et elle n’a guère vécu en Allemagne : elle devinait beaucoup plus qu’elle ne savait à proprement parler. Au contraire, les intuitions de l’auteur du Roman russe reposent sur une connaissance approfondie de la langue, de la littérature et de la vie russes, et la longue familiarité que, durant six années de séjour en Russie, et quatre autres années d’études persévérantes[1], il a contractée avec les œuvres de ce lointain génie donne à ses études une justesse et une intimité d’accent, et à ses lecteurs une sécurité qu’il semble bien difficile d’égaler, et, à plus forte raison, de surpasser. Et enfin, si Mme de Staël est, certes, un très grand auteur, elle n’est peut-être pas un grand écrivain : elle n’a pas du moins ce qui constitue essentiellement le grand écrivain, je veux dire un style à soi, une forme qui lui appartienne bien en propre, qui se reconnaisse entre mille autres, et qui s’imprime et se grave à tout jamais dans l’esprit ou dans l’âme du lecteur. Ce don-là, E.-M. de Vogüé l’a au plus haut degré, et c’est ce qu’il faut tout d’abord essayer de mettre en lumière.


Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles. Avec lui, nous rentrons au cœur de Moscou, dans cette monstrueuse cathédrale de Saint-Basile, découpée et peinte comme une pagode chinoise, bâtie par des architectes tartares, et qui abrite pourtant le Dieu chrétien...


A la brusquerie de l’attaque, — c’est le début de l’étude sur Dostoïevsky[2], — à l’impétuosité du mouvement, à ce

  1. On nous dira sans doute un jour, avec plus de détails que je n’en puis donner ici, de quel labeur prodigieux et de quelle « réussite » peut-être unique est sorti le Roman russe : lectures incessamment reprises et longuement poursuivies dans le texte original, et sans l’aide d’un dictionnaire, de l’œuvre intégrale des grands écrivains russes ; commentaires oraux ; traductions faites en commun et remaniées sans relâche, — jamais peut-être l’assimilation d’un génie étranger par un autre esprit, et, si je puis dire, la transposition ou la transfusion d’une âme dans une autre âme ne s’est opérée avec autant de conscience, de méthode et de succès.
  2. La phrase : « Voici venir le Scythe, le vrai Scythe qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles » figurait d’abord dans les premières pages, — en grande partie retranchées depuis, — de l’article de la Revue sur Tolstoï (15 juillet 1884). En remaniant ses articles pour en composer son livre, avec ce sûr instinct qu’ont tous les vrais écrivains, E.-M. de Vogüé a vu là le début presque nécessaire d’un chapitre, et, comme la phrase pouvait s’appliquer aussi bien, et presque mieux encore, à Dostoïevsky qu’à Tolstoï, il l’a transportée tout au début de l’étude sur Dostoïevsky. — Je note ici, une fois pour toutes, en attendant l’ « édition critique » du Roman russe qu’on ne manquera pas de nous donner quelque jour, que les articles de la Revue, en passant dans le livre, ont été très profondément remaniés. Les articles de la Revue sont, comme il convient, des articles, des morceaux isolés, se suffisant chacun à eux-mêmes, rattachés à des préoccupations d’actualité ; dans le livre, ils sont devenus de véritables chapitres, les parties indissolubles d’un tout.