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II

A quelque point de vue qu’on se place pour l’étudier, le Roman russe reste un beau livre, et un grand livre. Au bout d’un quart de siècle, nous pouvons aujourd’hui l’affirmer : c’est l’un des livres essentiels de la fin du XIXe siècle. Pour la nouveauté des renseignemens et des directions qu’il ramassait, pour l’abondance et la portée des idées générales qu’il mettait en œuvre, pour l’influence exercée enfin et pour l’éclat du style, il évoque invinciblement deux autres termes illustres de comparaison : l’Histoire de la littérature anglaise et le livre De l’Allemagne. Moins fortement composé peut-être que le livre de Taine, mais plus entièrement neuf, pour nous, Français, et aussi éloquent, aussi brillant de forme, il lui ressemble encore à un double titre : de même que le grand ouvrage de Taine avait, pour de longues années, exprimé le nouvel idéal littéraire, celui du naturalisme contemporain, de même le Roman russe a eu le mérite de formuler le programme d’une littérature hautement idéaliste qui, depuis, a porté ses fleurs et ses fruits ; et, d’autre part, comme la Littérature anglaise, dont il s’inspire d’ailleurs, le livre d’E.-M. de Vogüé est, en son fonds substantiel, une étude de psychologie ethnique. Taine s’en était bien aperçu, et il en avait su beaucoup de gré à l’auteur : « Je vous fais d’abord, lui écrivait-il, mon compliment bien sincère sur le grand morceau où vous faites la psychologie du Russe, d’après son histoire ; à mon avis, c’est le plus fructueux de tous les genres d’histoire, car il expose la formation du caractère, et du caractère dépend presque tout le reste. Cela est tout à fait neuf et fécond[1]. » Et il n’est pas douteux non plus qu’à son heure, le Roman russe ait eu toute l’importance révélatrice de l’admirable livre De l’Allemagne. Comme jadis dans le grand ouvrage de Mme de Staël, c’était tout un monde, nouveau pour nous, de mœurs, d’idées, de sentimens, qui, soudain, nous était ouvert, et où nous avons largement puisé, comme au temps du romantisme. Et encore, ne faut-il pas ajouter qu’E.-M. de Vogüé avait plus d’une supériorité sur sa célèbre devancière ? Son information est plus sûre et plus complète : Mme de Staël connaissait

  1. Correspondance de Taine, t. IV, p. 217.