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pour « déplorable » qu’il fût, n’en avait pas moins eu quelques-uns des bons résultats qu’entraîne toute union régulière[1]. Heureux ceux qui n’ont pas mené trop jeunes la vie de l’homme de lettres parisien ! Leur expérience n’est pas limitée à celle du boulevard. « Il n’y a pas que la Bièvre, disait spirituellement Flaubert : le Gange aussi existe. » A vivre plus de dix ans à l’étranger, E.-M. de Vogüé y avait acquis ce qui ne s’apprend pas en France, le sens des relativités nationales[2] ; l’horizon de sa pensée s’était singulièrement élargi ; le point de vue « européen, » ou même « mondial, » lui était devenu comme naturel ; il avait connu d’autres civilisations, pénétré d’autres âmes que les nôtres ; l’Orient, la terre du passé, et peut-être de l’avenir, « . l’Orient, terre des miracles et piédestal des immenses destinées[3], » lui avait été révélé : il en avait sondé les réserves mystiques. Dans la steppe russe, ou sur les routes de la Judée, il avait semé bien des préjugés français, acquis bien des idées nouvelles. De plus, ses fonctions mêmes, en le mêlant à la vie réelle, lui avaient appris tout ce que l’on n’apprend pas dans les livres. Ainsi muni et ainsi averti, que cet écrivain de trente-quatre ans, qui déjà a fait ses preuves, s’attaque à l’un de ces sujets qui permettent à un riche et souple talent de se déployer tout entier et de donner toute sa mesure. Après s’être un peu dispersé, il s’y concentrera ; après avoir un peu déconcerté l’attention publique par la variété de ses dons et la diversité de ses métamorphoses, il la frappera par l’unité intérieure et la vivante originalité de sa pensée ; il prendra rang parmi les maîtres qu’on écoute et qu’on suit. Son livre sera une date dans l’histoire intellectuelle et morale de son temps. Et ce sera le Roman russe.

  1. C’est ce dont il a publiquement convenu lui-même. Il écrivait, à propos de l’auteur des Lettres du Bosphore (Revue des Deux Mondes du 15 août 1879) : « Il (M. de Moüy) a connu cette lutte irritante entre le devoir professionnel qui dit : « Mystère ! » et le tempérament de l’écrivain qui crie : « Raconte ! » Lutte saine et bienfaisante, au surplus, qui affine le jugement et aiguise le style. »
  2. On sait que le bruit public, pour nous, c’est le bruit de Paris. Pourtant, en dehors de ce lieu sonore, la terre est bien grande, les esprits des hommes sont bien divers, parfois bien puissans et influens sur les destinées du monde. » (Revue des Deux Mondes du 15 juillet 18S4, article sur Tolstoï.) En recueillant son article en volume, l’écrivain a supprimé ce passage.
  3. Discours prononcé au nom de l’Institut pour l’inauguration du monument de Ferdinand de Lesseps à Port-Saïd le 17 novembre 1899, p. 9.