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il continuait silencieusement la vaste enquête qu’il avait entreprise sur le monde et sur l’âme russes, essayant diverses directions, mais sans laisser voir, — peut-être d’ailleurs l’ignorait-il encore lui-même, — sur quel point précis il allait faire porter son principal effort. Cherchait-il encore sa voie ? Ou bien, l’ayant intérieurement trouvée, ajournait-il à dessein le moment de s’y engager publiquement ? Je ne sais ; et les biographes futurs nous renseigneront sans doute là-dessus quelque jour[1]. Ce qui est bien certain, c’est qu’à l’époque où nous sommes parvenus, — octobre 1883, date de l’article sur Tourguénef, — rien ne pouvait faire pressentir qu’E.-M. de Vogüé se tournerait prochainement du côté de la critique littéraire. Il écrivait depuis près de dix ans : des notes de voyage, une nouvelle, des études d’art ou d’archéologie, des essais historiques, tels étaient les genres où s’était tour à tour exercé son jeune et souple talent d’écrivain ; pas un seul article critique dans tout cela, à moins qu’on ne veuille compter deux minces comptes rendus, dont l’un, il est vrai, de deux pages, sur Guerre et Paix[2]. Qui aurait pu, parmi toutes ces tentatives littéraires, deviner ou prévoir l’auteur du Roman russe ?

Cependant, un événement essentiel s’était produit dans la vie de ce dernier : en 1878, il avait épousé une Russe, la sœur du général Annenkoff, qui devait être pour son œuvre, et en particulier pour le Roman russe, la plus discrète et la plus infatigable des collaboratrices, et, en 1882, il s’était fait mettre en disponibilité. « Il est écrivain et diplomate, écrivait-il plus tard d’un de ses confrères. Oh ! le déplorable ménage que celui de ces deux vocations ! C’est une brouille de toutes les minutes, tant que la plus forte des deux n’a pas réclamé le divorce à son profit[3]. » Chez lui, c’est la vocation littéraire qui avait fait prononcer le divorce en sa faveur. Mais le ménage,

  1. Une lettre, publiée depuis que ces lignes sont écrites, semble donner plutôt raison à la seconde hypothèse. L’idée de faire connaître aux lecteurs français les grands écrivains russes a été suggérée par une Russe, « femme extraordinaire, universelle, » la comtesse Alexis Tolstoï. « Je repoussai d’abord cette idée, comme une chimère insensée, avouait plus tard l’écrivain... Je m’enhardis peu à peu à une tâche dont le succès me paraissait le préliminaire indispensable de tout effort politique sérieux. »
  2. Dans la Revue du-15 juin 1879 : il annonçait d’ailleurs, dans ce compte rendu, l’intention de revenir quelque jour en détail sur Tolstoï. L’autre, sur les Lettres du Bosphore, par M. C. de Moüy, a paru dans la Revue du 15 août 1879.
  3. Regards historiques et littéraires, p. 40.