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l’était alors à tous les Français, quoique M. Anatole Leroy-Beaulieu et Alfred Rambaud eussent déjà écrit ici même sur cette matière[1]. Avec cette rapidité aiguë d’intuition et cette clairvoyance de patriotisme qui ne le quittaient guère, il dut se dire d’assez bonne heure qu’il y avait là non seulement, pour l’écrivain qu’il était, un champ presque vierge à défricher et à exploiter, mais encore qu’en travaillant, par les moyens en son pouvoir, à rapprocher l’un de l’autre deux peuples, ou, pour mieux dire, deux mentalités qui s’ignoraient, à les renseigner l’une sur l’autre, il rendrait à son propre pays un très signalé service[2]. On sait de reste si l’événement lui a donné raison.

Il semble qu’il ait d’abord un peu hésité sur la nature des travaux par lesquels il allait poursuivre son dessein. Soit que sa situation lui ait rendu difficiles d’autres études, soit tout simplement que l’histoire, qu’il a d’ailleurs toujours aimée, l’ait alors plus particulièrement attiré, ce sont des essais historiques qui, deux ou trois ans, vont, — au moins extérieurement, — absorber son activité. Ces études sur divers épisodes de l’histoire de Russie, — les Voyages du Patriarche Jérémie, la Révolte de Pougatchef, le Fils de Pierre le Grand[3], Mazeppa, la Mort de Catherine II, — sont du reste extrêmement remarquables : exactitude de l’information, ingéniosité du sens critique et psychologique, haute liberté des jugemens et des vues, clarté de l’exposition, vivacité entraînante et colorée du style, — il y avait là des qualités de tout premier ordre, et qui auraient pu et dû signaler l’auteur de ces pages à l’attention des historiens de métier. Mais là encore, il aurait fallu redoubler et poursuivre : les « spécialistes » n’adoptent et ne consacrent que ceux qui s’enrégimentent dans leurs rangs sans espoir de reprise ou de retour.

E.-M. de Vogüé n’était pas homme à se laisser enrégimenter quelque part. Au risque de passer pour un dilettante ou un amateur,

  1. Les belles études de M. Anatole Leroy-Beaulieu sur l’Empire des Tsars et les Russes ont commencé à paraître dans la Revue à partir de 1873. E.-M. de Vogüé déclarait « qu’il faut faire dans le mouvement de notre génération une place hors de pair à l’auteur de cette œuvre capitale. » (Regards historiques, p. 85.)
  2. Les rapports que le jeune secrétaire d’ambassade adressait à ses chefs sur l’état des questions russes sont demeurés célèbres au quai d’Orsay.
  3. Dans une lettre à son frère publiée récemment, Brunetière disait des articles sur le Fils de Pierre le Grand : « C’est un des très solides et très jolis travaux historiques que j’aie lus depuis longtemps. »