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Les épreuves ont ceci de bon qu’elles mûrissent vite ceux qui leur survivent. A son retour en France, E.-M. de Vogüé n’était plus le pur élégiaque, le littérateur désintéressé qu’il avait, j’imagine, commencé d’être. Une préoccupation nouvelle s’imposait à lui, dans ce naufrage des illusions nationales : collaborer à l’œuvre de réparation nécessaire, et, d’un seul vieux et noble mot, servir. Justement, une occasion s’offrait de concilier avec ses ambitions nouvelles sa vieille passion des longs voyages, et « le plus ancien de ses rêves[1], » son désir de connaître enfin ce prestigieux Orient dont tous ses poètes lui parlaient. Son cousin, un passionné d’Orient lui aussi, le marquis de Vogüé, venait d’être nommé ambassadeur à Constantinople : le soldat improvisé se fit diplomate ; il allait pouvoir récrire à sa façon l’Itinéraire de Paris à Jérusalem.

Ce fut son premier livre, ce « voyage aux pays du passé » qui, daté, sous sa première forme, de novembre et décembre 1872, n’a vu le jour ici même, après les retouches et les remaniemens nécessaires, qu’en 1875. E.-M. de Vogüé y est déjà tout entier, avec sa passion des idées générales, avec son active curiosité, avec son ardeur d’imagination, avec son inquiétude morale. Il n’a manqué à ce livre que d’être suivi de quelques autres d’une tonalité analogue, pour assurer à son auteur la maîtrise incontestée des choses d’Orient parmi les écrivains de sa génération. Venu avant Loti dans ce Stamboul qui leur est si cher à tous deux, il s’est laissé, aux yeux du grand public, distancer par son heureux rival dans l’exploitation littéraire de ce merveilleux domaine oriental. Au fond, le public n’aime bien que l’homme d’un seul livre ; et ce livre, il faut peut-être l’écrire plusieurs fois, pour qu’il consente à en reconnaître et à en adopter l’auteur ; la diversité des aptitudes et des « spécialités » le gêne et le déconcerte ; il immobilise dans une même attitude ceux qu’il admire ; il a décrété, une fois pour toutes, que le poète ne doit avoir qu’une seule corde à sa lyre. J’ai peur que le voyageur-poète de Syrie, Palestine, Mont-Athos, n’ait été la victime de cette très naturelle disposition d’esprit, et que l’on ne méconnaisse, ou même que l’on n’ignore l’originalité et le mérite de ses études orientales. Il y aurait pourtant une intéressante comparaison à instituer entre sa manière propre, et celle

  1. Syrie, Palestine, Mont-Athos, p. 4.