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toutes choses à mon métier d’écrivain, depuis que j’ai conscience de moi-même, j’escomptais d’avance les belles notes que j’allais prendre pour le livre à écrire au retour si je revenais. Je n’ai pas crayonné trente lignes, s’il m’en souvient bien, sur ce papier perdu avec le reste[1]. » Je ne crois pas qu’on puisse exagérer l’influence qu’ont eue sur lui les événemens de 1870 : sa sensibilité, son imagination, sa pensée tout entière en ont été ébranlées pour toujours. L’idée de la guerre, du relèvement matériel et moral de la patrie est sans cesse présente à son esprit : elle reparaît à chaque instant dans ses livres, provoquant des comparaisons, des réflexions singulièrement clairvoyantes. Soit qu’il parle de la Débâcle, ou de Marbot, soit qu’il s’adresse « à ceux qui ont vingt ans, » ou aux jeunes élèves du collège Stanislas, et jusque dans Jean d’Agrève[2], le souvenir des « sombres jours » revient sous sa plume avec une obsédante persistance. On peut dire que presque toutes ses idées ultérieures, toute sa philosophie procède de là, de ce grand ébranlement intellectuel et moral. Aucune sensiblerie niaise ou déclamatoire ; mais, au contraire, une sorte de pudeur virile dans l’émotion contenue, et d’autant plus prenante. A Strasbourg, dix ans après la guerre : « Comme j’arrivais sur la plate-forme du clocher d’où l’on contemple le pays, j’entendis une aigre musique de fifres et de tambours ; un régiment de la garnison défilait en bas, tout petit sur le pavé ; mes yeux devinrent mauvais, ils ne purent rien voir alentour[3]. » Et d’autre part, aucune concession aux mensonges épeurés ou aux candides illusions du pacifisme ; mais, au contraire, l’affirmation, la constatation plutôt, discrète et forte tout ensemble, que toute patrie, comme disait déjà Renan, est une création militaire, que l’armée, « c’est l’autel d’airain sur lequel il faut sacrifier beaucoup de superfluités agréables, pour être assuré de garder les biens nécessaires, » et que ces biens sont étrangement fragiles, « lorsqu’on ne bâtit point sur les fondations solides, cimentées par le sang, où une loi mystérieuse a voulu asseoir toute grande existence historique[4]. »

  1. Devant le siècle, p. 246-247 ; — Heures d’histoire, p. 322.
  2. « En avant ! Vorwärts ! Je me le rappelle, ce cri rauque des soldats allemands qui emmenaient quelques-uns des nôtres, après la sortie malheureuse du fort d’Issy : ils harcelaient de cet aiguillon les prisonniers qu’ils poussaient à leur bivouac. » (Jean d’Agrève, 7e édition, p. 252-253.)
  3. Regards historicités et littéraires, p. 38.
  4. Pages d’histoire, p. 36, 38.