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curiosité à l’égard de toutes les hardiesses de la pensée ou de l’action : voilà, semble-t-il, les tendances en partie innées, en partie acquises, ou du moins fortifiées par la culture intérieure, qui, avant toute œuvre écrite, ou plutôt imprimée, durent se manifester de bonne heure chez E.-M. de Vogüé au cours de sa pensive et rêveuse jeunesse.

Jeunesse assez triste aussi, partagée entre la lointaine vie de collège et les longues, les monotones journées solitaires du vieux château de Gourdan, — ce Combourg d’un nouveau René, — « perdu au milieu des bois sur le versant des Cévennes : » les événemens de ces années, si décisives toujours pour la formation de l’être intime, ce furent sans doute les lectures, avec les émotions qu’elles suscitaient, « les obscurs désirs » qu’elles provoquaient ; ce furent les fouilles pratiquées dans la vieille bibliothèque ; ce fut, par exemple, la triomphale découverte des Méditations et des Harmonies, un peu plus tard, celle de Raphaël[1]. Et peu à peu, la vocation s’éveillait. Quand à vingt ans, libre enfin, le jeune enthousiaste de Lamartine partait pour l’Italie, il emportait avec lui ses premiers vers, — de « mauvais vers[2], » dira-t-il plus tard, — des odes, des élégies, des sonnets, et le prologue d’une tragédie florentine[3].

La grande tragédie française se préparait alors dans les coulisses de l’histoire. Surpris comme tant d’autres par nos premiers désastres, le poète de vingt-deux ans saisit d’instinct l’arme héréditaire et vint l’offrir à la patrie violée. Son jeune frère sortait de Saint-Cyr ; il s’engage avec lui et va le rejoindre à Rethel. A Reichshoffen, à Patay, deux autres Vogüé succombent sous les balles allemandes. A Sedan, c’est le propre frère du futur écrivain qui tombe à ses côtés ; lui-même blessé, fait prisonnier, est interné à Magdebourg. Dures leçons de l’expérience : aucun de ceux qui les ont reçues à leur entrée dans la vie n’ont jamais pu en détacher leur pensée : il y avait trop loin du rêve caressé à la douloureuse réalité. « .J’arrivais, a écrit un quart de siècle plus tard E.-M. de Vogüé, j’arrivais avec l’espoir d’assister à des spectacles grandioses... J’avais une forte provision de papier dans mon sac, » — tel Chateaubriand partant pour l’armée des princes. — « Ayant toujours et partout rapporté

  1. Heures d’histoire, p. 42-43.
  2. Syrie, Palestine, Mont-Athos, p. XII.
  3. Edmond Rousse, Réponse au discours de réception d’E.-M. de Vogüé.