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faire remonter le premier contact avec Rousseau ? Je ne sais mais je crois bon de noter cet aveu : « Les années où je relis la Nouvelle Héloïse, je ne puis plus supporter de longtemps la lecture d’un autre roman[1]. » Rousseau n’est point d’ailleurs le seul romantique qui ait enchanté cette imagination juvénile : Hugo était fait pour la séduire. « Les Orientales, déclare quelque part E.-M.de Vogüé, chantent encore dans notre mémoire comme la plus délicieuse musique qui ait grisé nos vingt ans[2]. » Mais les vrais maîtres de sa pensée et de son jeune talent, ce sont les trois poètes gentilshommes dont l’œuvre résume ce qu’il y eut de meilleur et de plus élevé dans le romantisme français, et sur lesquels il devait écrire plus tard de si éloquens et féconds articles : c’est Chateaubriand, « l’aïeul qu’il admire et qu’il aime le plus[3] ; » c’est Lamartine, qui a « façonné son âme » et lui a appris à « nommer ce qui avait été jusqu’alors sans nom[4] ; » et c’est Vigny, « qui fut l’un des compagnons assidus de sa vie[5]. » Joignons à toutes ces influences celle, maintes fois avouée, de Taine[6], celle aussi, moins continue peut-être et plus diluée, de Renan[7], et l’on aura, si je ne m’abuse, les principaux élémens livresques qui ont contribué à former ce beau tempérament d’écrivain.

Et l’on voit peut-être le sens concret et la signification convergente de toutes ces « affinités électives. » Un ardent besoin de haute poésie, d’images éclatantes, de somptueux idéalisme ; un goût passionné d’anticipation impatiente pour l’Orient, le pays par excellence du rêve romantique et de l’histoire ; une personnalité qui s’affirme volontiers du triple droit d’un lyrisme natif, de la naissance et du talent ; une hautaine indépendance à l’endroit de la tradition esthétique ou religieuse et une sympathique

  1. Histoire et Poésie, p. 175.
  2. Le Fils de Pierre le Grand, etc., p. 211.
  3. Livre du centenaire du Journal des Débats, p. 13.
  4. Revues d’histoire, p. 42.
  5. Regards historiques et littéraires, p. 311. — Cf. le Rappel des Ombres.
  6. Voyez dans l’Enquête sur l’œuvre de Taine, publié par la Revue Blanche du 1er août 1894, la lettre d’E.-M. de Vogüé ; et dans la Revue du 1er avril 1894 son article, non recueilli en volume, sur le Dernier livre de Taine, p. 689.
  7. « Réaction tardive (contre Renan] pour beaucoup d’entre nous ; nos efforts pour nous reprendre seront peut-être vains. Nous avons tous dormi de délicieux sommeils à l’ombre du mancenillier. » (Heures d’histoire, p. 305.) — « Nous tous dont l’esprit a été formé en partie par ces deux hommes (Taine et Renan], nous ne faisons qu’appliquer leurs leçons. » (La ligue démocratique des Écoles, Revue des Deux Mondes du 1er mai 1893, p. 221). L’article n’a pas été recueilli en volume.