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si son style a « de la race, » si la hauteur, l’indépendance des vues lui était comme naturelle, nul doute qu’il n’en faille rapporter le mérite à sa naissance[1]. Il me revient à ce propos en mémoire une page de Brunetière qui m’a toujours paru bien suggestive : elle lui a été inspirée par le cas de Chateaubriand et de Mme de Staël :


Quand les aristocrates sont intelligens, ils ne le sont pas plus que nous mais ils le sont d’une autre manière, plus libre, en quelque sorte, plus indépendante, et plus dégagée surtout de la tradition. Car, d’abord, ils sont plus ignorans, moins grécaniseurs et moins latiniseurs, moins respectueux d’Aristote et d’Horace, qu’ils considèrent toujours un peu comme des bourgeois de Rome et d’Athènes ; encore moins respectueux de Voltaire, de Marmontel ou de La Harpe, qu’ils ont connus, dont ils ont raillé les ridicules, dont ils estiment peu la personne. Ils ont, d’ailleurs, tout naturellement plus de confiance en eux-mêmes... Encore, et en tout temps, ils se sont piqués, ils se piquent de juger par eux-mêmes, de ne pas aisément soumettre leur façon de penser à l’opinion publique ; et même, assez souvent, nous voyons que, pour s’en distinguer, comme par exemple un Joseph de Maistre, ils exagèrent leur originalité jusqu’au paradoxe, et le paradoxe jusqu’à l’impertinence[2]...


Je ne prétends pas que tous ces traits s’appliquent à l’auteur du Roman russe : niera-t-on que beaucoup d’entre eux s’appliquent à lui ?

Ces prédispositions natives furent entretenues et développées par les livres. Les livres que nous lisons et que nous adoptons dans notre première jeunesse sont l’un des facteurs les plus puissans de notre personnalité morale : ils la manifestent, et, en même temps, ils l’informent. Parmi ceux qui durent contribuer à l’éducation intellectuelle ou littéraire de l’écrivain, je crois en entrevoir quelques-uns qu’il importe de signaler : chez les classiques français, Bossuet, Pascal, peut-être Saint-Simon, trois poètes où l’on a pu justement dénoncer « le romantisme des classiques : » il citera souvent plus tard les deux premiers, et, visiblement, le pénétrant essayiste qui, à Saqqarah, « chez les Pharaons, » médite sur les Pensées[3], s’est mis de longue date « à l’école de Pascal[4]. » A quelle époque peut-on

  1. Sur les origines de la famille, voyez la réponse de Heredia au discours de réception académique de M. le marquis de Vogüé.
  2. Évolution de la critique, p. 172.
  3. Histoires orientales, p. 11 -12.
  4. Sous l’horizon, p. 27, article sur le Pascal de M. Boutroux.