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très spécial de la châtellenie de Vaucouleurs. Projetée à l’extrémité des pays de la couronne, glissée, en quelque sorte, comme un coin, entre les grands fiefs lorrains, la pointe vers les pays d’Empire, elle avait une mission particulière. Elle était, dans ces régions, l’extrême avancée, l’enfant perdu de l’expansion française.

Domremy, Greux, Vouthon sont situés sur les coteaux qui dominent la Meuse. Ces villages marquent une des étapes du grand chemin que cette rivière fait, du Midi et du Centre, vers les pays du Nord. Entre l’Allemagne et la France, dont la vie limitrophe palpite dans ces régions, tout passe par cet étroit couloir. Les messagers de Bruges, qui portaient les nouvelles des Flandres à Venise ou à Gênes, galopaient sur la vieille voie romaine qui coupe en deux Domremy.

Mais, le dos tourné et deux pas faits, on est « en France. » Gondrecourt, siège de la prévôté, est sur l’Ornain, dont les eaux, par la Marne, vont à Paris ; de telle façon que Paris allonge la main, si l’on peut dire, jusque-là. Les deux versans se séparent dans la sombre forêt des Mureaux qui domine Domremy.

Gondrecourt et Bourlemont, et, entre les deux, Greux, Domremy, le district n’est pas seulement un passage, c’est un croisement et un nœud. Thomas de Quincey dit avec force, c’est un X[1]. Dans les divisions actuelles, le village est encore au point de contact de trois départemens : Vosges, Meuse, Haute-Marne. Situation, de toute façon, prédestinée !

Entre France et Lorraine, entre France et Bourgogne, Domremy a pris parti pour la France. On a plaisanté élégamment les historiens naïfs qui ont affublé Jeanne et ses contemporains d’un « patriotisme rétrospectif... » Comme c’est mal connaître le mouvement de l’histoire et les instincts des masses ! Prétend-on assigner une date à la naissance de l’idée de patrie ? Supposer que le moyen âge, le moyen âge local et provincial ignorait ce sentiment, était incapable d’un tel choix, croire que le mot patrie est une formule tardive, née au grimoire des légistes ou aux proses des humanistes, c’est juste le contraire de ce qui est humain[2]. Si la décision eût appartenu aux gens d’études, ils

  1. Thomas de Quincey, Jeanne d’Arc. Introduction par le général Gérard de Contades. Champion, 1909 (p. 91).
  2. Même au point de vue historique, le caractère « national » s’affirme incontestablement, dès cette époque. M. Pirenne écrit à propos de la Bourgogne : « Dès la fin du XIVe siècle, la notion de la souveraineté territoriale se dégage et se précise. Partout où le prince détient la haute justice, il prétend posséder aussi la terre, et partout où le fief relève de lui, il réclame en même temps la justice... Les sujets considèrent maintenant le territoire comme leur appartenant en commun avec leur seigneur, et, partout, ils se sentent directement intéressés à en maintenir l’intégrité et l’indépendance ; ils se rendent compte qu’il constitue la garantie de leur autonomie politique et la sauvegarde suprême de leurs intérêts. » Ces réflexions s’appliquent exactement au cas des justiciables de la chambre du Roi à Vaucouleurs. Histoire de la Belgique (t. II, p. 136-138).