Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Est et du Centre ont gardé les « Vierges de la Miséricorde » et les Sainte Catherine aux yeux fins, vers lesquelles son adoration s’élevait. Sculptées ou peintes de la main des Français ou des Bourguignons, on les retrouve, de Nancy à Avignon, à Marseille, même à Nice, même à Gênes, qu’avait gouvernée, quelques années auparavant, le bon Français Boucicaut[1]. Entre Duguesclin et Bavard, Jeanne est la contemporaine du roi René. Bref, n’étant plus « moyen âge, » si elle n’est pas « renaissance, » elle est « primitifs : » c’est ainsi qu’il convient de la situer en la dégageant des ombres un peu conventionnelles qui la voilent pour la remettre à son plan.

Quand on aura fait passer un large courant d’air d’histoire sur cette histoire que l’esprit de parti a trop rétrécie et calfeutrée, on contemplera, dans ses justes proportions, cet admirable exemplaire de l’énergie française que fut Jeanne d’Arc ; on admettra tout de sa vertu et, s’il est des choses que la raison ne peut atteindre, on s’inclinera devant le mystère : car il est de l’intelligence humaine de connaître elle-même ses limites.

Jeanne sauva la France de la domination anglaise, et c’est un fait dont les conséquences sont incalculables dans l’histoire du monde. Le salut de la royauté française fut, véritablement, le salut de l’Eglise, puisque la Réforme était imminente et que la France « anglaise » eût été la France protestante. Mais Jeanne servit spontanément une cause non moins noble et non moins haute, celle de la dignité individuelle et de la conscience libre.

Le monde s’épuisait à soulever la pierre de la hiérarchie féodale. Ce fut Jeanne d’Arc qui l’écarta en prenant les initiatives vigoureuses et en proclamant sa foi active dans le guide intérieur. Ainsi, elle fit, à elle toute seule, sa « réforme, » non dans le sens de la révolte et de la rupture, mais dans le sens de la discipline et du respect. A force de courage et de tact, elle fut encore, en ceci, au point culminant de son œuvre et de son siècle, excellente Française.

Les catholiques vénèrent la sainte et ils ont raison : mais les autres doivent vénérer aussi l’héroïne et la martyre ; car elle mourut pour obéir au devoir et pour sauvegarder en elle cette fleur de la personnalité libre, le droit de la vocation.

Elle opposa, jusqu’au bout, à la pression hiérarchique qui

  1. Voyez les textes et les documens réunis dans Perdrizet, la Vierge de la Miséricorde, étude d’un thème iconographique, 1908, in-8.