Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Enfin je ne sais plus que vous dire ; je suis tout ému en vous le racontant, si cela peut se raconter, car il faut le voir et l’en- tendre pour le croire. Le jour de Pâques, c’est tout autre chose. Tout ce que l’imagination peut se figurer en pompe et cérémonies en sera encore bien éloigné ; c’est tout ce qu’on peut faire de n’en être pas ébloui. J’ai été plusieurs jours que je ne voyais que le Pape, les cardinaux, et richesses d’or, d’argent, pierreries et décorations, et tout cela dans un Saint-Pierre qui est lui-même une des sept merveilles par son immensité et ses richesses. Au reste, j’aurai de quoi vous entretenir du Vatican, lui seul, tant que ma vie durera. Jugez du reste que je remets aussi, quand j’aurai le bonheur d’être toujours près de vous, puisqu’il faudrait des livres entassés et encore il faudrait voir... »


IV

Cette lettre est encore affectueuse et reconnaissante, mais c’est la dernière qui présente ce caractère. Au point où nous sommes arrivés, le drame commence. Julie a une rivale dans le cœur d’Ingres, et cette rivale qui est Rome, qui est l’art, l’emporte sur elle.

Mme Forestier avait écrit à Ingres. Nous ne savons pas dans quels termes, mais nous savons qu’ils le piquèrent au vif. Le pressait-on de rentrer ? C’était à l’heure même où le charme de Rome opérait magiquement. Avide de gloire, mais aussi avide de labeur, Ingres trouvait à la Villa Médicis ce qu’on ne lui aurait offert nulle part ailleurs : la paix du cœur, l’allégresse de l’esprit et une quiétude parfaite dans le lieu le plus divin de la Ville Eternelle. Partout, Rome lui parlait. Il était ivre de chefs-d’œuvre. Le cher atelier de San Gaëtano était pour lui aux portes mêmes du paradis : encore un pas et il en franchissait le seuil. Ce pas, il allait le faire, quand, du quai Malaquais, on le rappelait à la réalité : il fallait songer, au plus tôt, à revenir à Paris où Julie attendait l’enfant prodigue. Non, certes il ne reviendra pas encore. Il aime Julie, mais il adore son art et comment pourrait-il sacrifier celui-ci à celle-là, quand tout lui crie, au fond de lui-même, que son génie aura raison des malveillans qui le poursuivent de leur haine, pourvu qu’il accomplisse sa tâche sans faiblir ? M. Forestier, la bonne maman Forestier et Julie ne comprendraient-ils pas qu’il est déshonoré s’il ne