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« Vous me demandez compte de mes plaisirs, je vous assure que je n’en ai pas ici de réels. Ce n’était que chez vous, mes chers amis, que j’en goûtais de vrais, et tout ce qui n’est pas vous ne m’est rien et si je n’étais à Rome, je ne pourrais si longtemps rester éloigné de votre aimable et douce compagnie. Je vous dirai cependant qu’en fait de plaisir, j’ai passé toute ma semaine sainte à la Chapelle Sixtine et les jours de Pâques à Saint-Pierre, qui est comme le temple de Salomon. La Chapelle Sixtine est consacrée uniquement à la sainte-semaine et au Conclave. Elle est enrichie du sublime chef-d’œuvre de Michel-Ange, le Jugement Dernier, et il a aussi peint le plafond, et le reste est tout couvert de belles peintures de Pérugin et autres très grands maîtres de la Renaissance. Rien n’est si imposant que toutes ces cérémonies, que le Pape[1], ce bon et vénérable homme, préside et tous les cardinaux. Je ne peux pas assez vous dire comme cela est beau, riche et simple tout à la fois ; mais ce que de ma vie je n’avais entendu, c’est de la musique comme le Miserere que l’on y chante trois jours de suite, ou, pour mieux dire, que l’on y exhale par des chants célestes et divins qui pénètrent l’âme et mouillent les yeux. Ce sont des versets en harmonie de voix, car vous saurez que le Pape n’a jamais d’autre instrument à sa musique. C’est son étiquette et il n’y perd pas, je vous assure. Avant le Miserere se chantent aussi les Lamentations ; c’est, en effet, un chant terre à terre et qui est bien la mélancolie elle-même et bien lamentable. Ce morceau est, à mon goût, pour le moins aussi beau et fait peut-être par sa nature plus d’effet que l’autre, j’en suis fou et vous l’enverrai noté par ma première. M. Gasse l’a écrit. Vous verrez que ce n’est rien, mais figurez-vous une voix céleste, toute seule et qui fait mal comme l’armonica tant elle file et passe insensiblement d’un ton à l’autre. Enfin, à la chute du jour, l’office de plain-chant fini, le Pape descend de son siège, il se prosterne, un grand silence prépare et annonce le chant céleste de ces voix qui commencent le Miserere. Tout dans ce moment est d’accord avec cette musique : aucune lumière, le jour baisse et laisse à peine entrevoir ce terrible tableau du Jugement Dernier dont l’effet prodigieux imprime une sorte de terreur dans l’âme.

  1. Ingres devait peindre deux tableaux de la Chapelle Sixtine qui sont parmi les plus belles et les plus complètes de ses œuvres. — Musée du Louvre (1820), don de Mme Schubert-Milliet. et Collection Legentil, ancienne Collection Marcotte (1814).