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vous ne confondrez pas au moins avec de la fierté, ni tout autre sentiment. Ma bonne et chère Julie, faites grâce à mon scrupule qu’au fond vous ne pouvez entièrement blâmer. Vous ne pouvez plus douter de ma tendresse et savoir combien je vous aime, chère amie. Sans vous, je serais bien à plaindre. C’est vous seule qui me faites vivre et supporter la vie. Votre charmante image et vos bonnes lettres ont calmé bien souvent le désespoir le plus affreux... Songez que mon existence tient à la vôtre et que je renoncerais sans vous à cette malheureuse vie où je n’avale que des couleuvres. Ayez donc aussi pitié de votre M. Ingres, pour parler comme vous ; cela tient à ne pas vous tant désoler. Je vous adore, chère Julie, vous le savez bien. Voyez donc comme moi, je dois aussi souffrir de ne vous pas voir, mais ce qui peut me consoler un peu est de croire que vous partagez ma tendresse. Prions la Providence. Vous désirez voir mon petit hermitage, eh bien ! je vous en enverrai un petit croquis... J’apprends avec plaisir que vous avez dansé ; comme cela vous fait du bien, je voudrais que cela arrive souvent. Mais il s’en faut que je danse, encore moins ici, mais je suis plus heureux en pensant que je pourrai en sortir bientôt et arranger mes mauvaises affaires, grâces à vos chers parens qui, par leurs » offres de tout cœur, m’ont forcé de m’ouvrir à eux et de ne pas rougir de leurs services. Je suis touché de leur procédé. Ils me donnent, comme vous le voyez, toujours des preuves de leur attachement. Ils ont dû avoir bien du chagrin de vous voir ainsi malade, ma pauvre Julie, tout ce que vous avez souffert me fait frémir, tâchez de prendre un peu sur vous-même et vous bien ménager, ne pas trop travailler surtout et éviter aussi ces trop grandes courses, ma bonne Julie. J’envie le bonheur d’une feuille de papier. Que ne puis-je envoyer mes yeux pour vous voir, je vois la place où vous mettrez vos doigts et le mouvement de votre jolie petite main que j’aimais tant à serrer dans la mienne. Pensez quelquefois, et encore mieux toujours, à celui qui ne vit que pour sa bonne Julie et lui envoie mille baisers,

« INGRES. »


C’est la dernière lettre de Ingres à Julie qui nous soit parvenue. Il n’est pas probable pourtant que la jeune fille cessa là sa correspondance. En tout cas, Ingres continua à écrire à la famille Forestier.