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jetterez un coup d’œil sur ma situation présente et (penserez] à mes idées sur l’art. Quelqu’un qui le voit souvent, un artiste, m’a, à n’en pas douter de sa part, sondé sur sa proposition, et mes intentions. J’ai beaucoup remercié M. le Sénateur en termes très polis et lui ai fait dire que j’étais au-dessus de tout besoin physique par ma pension, que j’étais peintre et que je ne refuserais pas à faire pour lui le portrait de son cocher s’il lui en prenait l’envie, plutôt que de copier un tableau en dessin. En outre, M. Naudet m’ayant rapporté que Vicar[1] lui avait témoigné par ma réputation (le désir] de me connaître, venir chez moi et voir mes ouvrages, je l’ai prévenu en termes simples et honnêtes de vouloir bien se dispenser de venir, que j’étais dans l’intention de ne faire à Rome aucune espèce de connaissance. La force de mon talent seul peut parvenir à m’amener le sénateur Lucien, lorsque j’aurai fait un tableau, et ce tableau sera, à n’en pas douter, pour lui. J’ai donc pensé que, pour tout concilier, je ne dois pas refuser des portraits, si j’en trouve, pour me donner des moyens de le faire, car ma grande réputation pourrait encore se retarder... »


Il pensait à exécuter cette Stratonice qu’il ne devait peindre, à Rome même, que trente-cinq ans plus tard, pour le Duc d’Orléans.


Les hésitations d’Ingres devant l’œuvre à entreprendre sont communes à tous les pensionnaires de l’Académie de France. On a si bien senti la nécessité pour eux de se ressaisir, après qu’ils ont été « troublés » par les chefs-d’œuvre de Rome, qu’on ne réclame pas leur premier envoi l’année même où ils arrivent à la Villa, mais, seulement, au printemps de l’année suivante. Ingres n’échappa pas à la loi générale. Qu’allait-il faire ? Un chef-d’œuvre, il n’en doute pas, et il ne doute pas davantage que la gloire ne lui vienne très vite, et même du premier coup. C’est un cas presque sans exemple que celui d’un jeune artiste de vingt-six ans qui affirme à ce degré sa volonté, qui trace fermement la ligne toute droite qu’il suivra jusqu’au bout, prévoyant les pires difficultés, mais ayant la certitude du triomphe final. En attendant, il insistait auprès de M. Forestier, ainsi qu’auprès de Julie, pour les prier de comprendre que son retour

  1. Élève de David, familier du sénateur Lucien, fondateur du musée Vicar, à Lille, sa ville natale.