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Est-ce là le ton d’un homme qu’on accusera un jour de duplicité ? Non seulement la lettre à Julie était d’un cœur tendre et sincère, elle respirait aussi la plus franche loyauté. Il fallait prendre le petit Montalbanais tel qu’il était : impétueux, violemment ambitieux et, avant tout, épris de son art. Il avait contre lui une meute hurlante de médiocres élèves de David, ses anciens camarades d’atelier, et d’écrivains que rien ne ferait taire, hormis peut-être les manifestations éclatantes de son génie. Il le croyait, du moins, non sans naïveté. Il était bien décidé à ne rentrer à Paris que lorsqu’il serait en état d’attester, aux yeux de tous, sa valeur. Il parlait déjà de la fin de 1807. Le délai n’était pas excessif : une année encore. Il profita du passage à Rome d’un peintre paysagiste, Thomas-Charles Naudet, pour envoyer à la famille Forestier des vues de la Villa Médicis et de San Gaëtano qui devaient parler au cœur de sa fiancée. Le Musée Ingres renferme des croquis de la même époque. On y voit la Villa, avec cette signature : Ingres d. 187 Rom. C’est 1807 qu’il a voulu écrire. On y voit aussi la chambre d’Ingres, à San Gaëtano. En ce temps-là il dessinait tout ce qui frappait son esprit ou séduisait son imagination. On a vu qu’il ne négligeait pas de prendre des vues de Rome : en effet, elles sont nombreuses dans les cartons de Montauban, soit qu’il ait rapidement enlevé un croquis, noté le détail caractéristique de la rue, précisé la couleur du décor, soit encore qu’il ait peint, voulant le garder comme un document ou comme un souvenir, le cadre propice à sa rêverie, familier à ses études. Il dessina un portrait de Naudet, et sans doute est-ce un des premiers crayons qu’il exécuta à Rome, ainsi qu’en témoigne l’inscription : J. Ingres, inventor 1806, qu’on lit sur la gravure faite, en 1808, par la sœur du modèle, Mme Caroline Naudet. C’était ouvrir à merveille la série romaine des portraits dessinés :


« Rome, ce 12 janvier 1807.

« Mon cher monsieur Forestier, la personne qui vous remet cette lettre est M. Naudet[1], artiste paysagiste, très recommandable. Il vient de parcourir l’Italie avec M. Nergard, Danois amateur, à qui j’ai vendu un dessin d’Antiochus.

« Tous les deux m’ont comblé d’honnêtetés et d’égards.

  1. Thomas-Charles Naudet, peintre et graveur, né à Paris en 1773, mort à Paris, le 14 juillet 1810.