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fataliste, une irrésolution toute nouvelle avant de donner l’ordre urgent ; déjà un obscurcissement de ce coup d’œil si prompt qui décidait la victoire à Marengo, à Austerlitz. — Effets du mal physique dont Napoléon souffrait, nous dit l’historien qui en diagnostique les premières atteintes. Puis, un éclair de satisfaction, l’entrée à Moscou, l’émerveillement de l’armée devant la cité orientale qu’elle a conquise, l’espoir de la paix que le tsar russe ne pourra plus différer de signer ; et bien loi la muraille de flamme rabattue sur les conquérans, la ville de rêve s’effondrant dans le brasier allumé par Rostoptchine. Ségur parle avec admiration de cet homme singulier ; il tranche résolument une question toujours controversée en Russie, il fait honneur au gouverneur général du forfait patriotique dont Rostoptchine, retranché dans son silence énigmatique, ne voulut jamais s’avouer l’auteur. Rapprochement piquant ! La fille de l’incendiaire allait devenir, quelques années plus tard, nièce par alliance du général français qui avait violé la sainte Moscou ; la comtesse de Ségur devait ajouter un fleuron de plus à la couronne littéraire de la famille où elle entrait, avec les agréables livres qui ont enchanté plusieurs générations d’enfans...

C’est enfin la longue retraite, la fonte de la Grande Armée dans la neige sanglante, la procession chaque jour réduite des spectres affamés, leur détresse croissante et leur morne désespoir, le cercle glacé de l’enfer dantesque qui s’élargit à l’infini devant eux ; jusqu’au passage de la Bérésina, le fleuve traître où beaucoup de ceux qui ont échappé aux balles des Cosaques trouvent un affreux tombeau. C’est l’abandon par Napoléon de ces tronçons d’armée, qui vont achever de s’enlizer dans les marais de la Pologne... — Les descriptions de l’historien témoin reflètent fidèlement les couleurs de plus en plus sinistres des scènes qu’il retrace ; elles donnent la sensation continue de cette navrance que Meissonier a su rendre sur la toile fameuse où les maréchaux cheminent derrière l’Empereur, tête basse, dans la boue glaciale, sous un ciel hostile. Je voulais citer quelques lignes choisies sur les pages où la vigueur du pinceau s’accuse le mieux : à quoi bon ? Toutes se valent, on va les lire, et je ne doute pas que l’émotion du lecteur ne justifie l’éloge préventif que j’ai fait de ce beau livre.

Il y verra l’Empereur tel que le voyait l’observateur sagace, indulgent sans illusions, qui nous inspire une pleine confiance