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envoyer des lettres aussi volumineuses ; cette indiscrétion vous vaudrait un impôt terrible en bout de l’an. Je serrerai davantage mes lignes et ne passerai jamais la feuille de papier. Je questionne tout ce qui correspond à Paris pour savoir des nouvelles du Salon, et ne peux savoir s’il est encore ouvert ou fermé. Ah ! mon cher monsieur, je ne peux encore me persuader tout ce qui m’arrive ; vous pouvez facilement concevoir l’état où je puis être, malgré vos sages conseils et vos consolations. Songez que Rome est bien éloignée de Paris et je frémis toujours lorsque je pense, et je pense toujours, car mon esprit et mon cœur sont avec vous continuellement, mais vous voudrez bien m’écrire encore plus souvent, je vous en supplie, vous adoucirez par là, de beaucoup, ma malheureuse existence. J’espère aussi que le travail intéressant que je vais bientôt embrasser me distraira un peu de ma triste situation. J’ai ici le temps de réfléchir et j’ai pensé qu’à moins de remporter à moitié fini le tableau à ! Ulysse à Paris, je ne le pourrai terminer de sitôt, qu’il vaut mieux, je crois, entreprendre un sujet beaucoup moins compliqué, plus facile à transporter tout fini et où néanmoins je puisse déployer tout le luxe de l’art, en beauté, ce qui sera même plus dans mes inclinations.

« J’ai donc pensé que lorsque Thétis monte vers Jupiter, lui embrasse les genoux et le menton pour son fils Achille (premier chant de l’Iliade) serait un beau sujet de tableau et digne en tout de mes projets. Je n’entre pas encore avec vous dans les détails de ce divin tableau qui devrait sentir l’ambroisie d’une lieue et de toutes les beautés des personnages, de leurs expressions et formes divines. Je vous le laisse à penser. Outre cela, il aurait une (telle] physionomie de beauté, que tout le monde, même les chiens enragés qui veulent me mordre, en devraient être touchés[1]. Je l’ai presque composé dans ma tête et je le vois ; j’attends donc votre avis pour faire faire la toile et l’expédier pour vous l’apporter moi-même au bout de l’an prochain à Paris, époque fixée de mon retour d’Italie, vous le savez bien. Pour ce qui est de l’exécution, vous connaissez mon ambition pour la perfection de l’art, les raisons qu’il y a pour cela. Soyez bien tranquille sur moi et mes moyens, je ferai en sorte que cet ouvrage égale en beauté les vertus et le cœur de celle que

  1. Jupiter et Thétis, conçu en 1806, ne fut exécuté définitivement qu’en 1811 et servit de dernier envoi de Rome. Voyez notre livre : Les Dessins d’Ingres. (Jugement de l’Académie des Beaux-Arts), p. 123. — Ce tableau est au musée d’Aix.