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que M. Forestier devait avoir en lui. Son camarade Granger, Grand Prix de Rome de 1800, essayait vainement de lui donner du courage. « Je m’y perds, écrivait-il ; par grâce, instruisez-moi si je me suis trompé et s’il est vrai qu’on ne voit dans mes ouvrages ni dessin, ni couleur, ni sentiment. J’étouffe, je n’en puis plus. »

Le Salon était la grande affaire de sa vie, à la Villa Médicis. Il pensait à sa fiancée. Il en parlait avec toute la tendresse possible. Cependant, on voit bien qu’il avait surtout à cœur de se justifier, et devant qui, sinon devant la famille de Julie ? « Vous devez savoir, écrivait-il à ses amis, le 23 novembre, que je suis arrivé à Rome sans aucun danger, puisque voilà trois lettres que je vous envoie. Je suis fâché d’avoir donné des inquiétudes à la chère famille : c’est un signe de votre bonne amitié dont vous ne cessez de me donner des marques bien chères pour moi. Il est bien vrai que sans vous je ne saurais comment vivre dans ce moment. » La sottise des critiques qui s’érigeaient en juges infaillibles le mettait à ce point hors de lui qu’il s’écriait : « Je n’exposerai plus au Salon. » Puisqu’on l’attaquait avec cette malveillance hargneuse, Ingres allait se mettre au travail. Ah ! qu’il sera fier, le jour où il aura produit une belle œuvre, de rentrer à Paris et de s’asseoir au foyer de la famille Forestier, devenue la sienne. Déjà le charme de Rome opérait. Ingres commençait à en goûter la forte poésie et à en saisir, dans toute sa profondeur, la majesté austère. Peu à peu, Rome le prenait, Rome allait le tenir et le garder.


« Rome, le 25 décembre 1806.

« Mon cher monsieur Forestier et l’aimable famille, je suis bien privé de n’être pas aujourd’hui au milieu de vous, pour vous embrasser en vous désirant un bon commencement, un très grand nombre d’années pleines de bonheur et de félicités, que vos vertus vous méritent.

« Pour moi, je m’estimerai bien heureux tant que je pourrai avoir part à vos moindres bonnes grâces. Vous devez bien croire combien vous et les vôtres m’êtes chers et combien je vous aime, car vous êtes, sans contredit, après ceux qui m’ont donné le jour, les meilleurs amis que je puisse avoir, et je remercie en cela la divine Providence de m’avoir fait vivre en même temps que vous. Je réclame donc de nouveau votre bonne amitié et la