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on s’étonne que des hommes aient pu survivre. Ségur fut un de ces survivans. Il était de trop bonne compagnie pour entretenir ses lecteurs de son rôle personnel ; mais ses camarades d’infortune ont dit avec quel stoïcisme il traversa la grande épreuve, le général qui faisait chaque main sa barbe dans la neige du bivouac, qui soutenait les autres par l’exemple de sa force d’âme. Elle lui permit de garder intactes ses facultés habituelles d’observation ; il vit bien et il put raconter les scènes atroces que la plupart de ses compagnons apercevaient dans une brume de cauchemar.

Dès la première page, sa narration est emportée par un souffle dramatique qui ne se démentira pas un instant. C’est l’ébranlement formidable de la Grande Armée, partie pour renouveler les exploits fabuleux d’Alexandre, entraînant derrière elle les contingens de toutes les nations de l’Europe qu’elle veut conduire jusqu’aux frontières de l’Asie. Ce sont bientôt les premières déceptions, les résistances farouches des hommes et des élémens russes, la poursuite décevante de l’ennemi fugace qui oppose le vide à l’impétuosité française. Dans Smolensk, les hésitations commencent, et les murmures des chefs raisonnables, les aigres compétitions des maréchaux, Berthier, Ney, Davout, Murat. Napoléon feint de céder aux sages remontrances, il dissimule avec des ruses tout italiennes, finement devinées par Ségur, sa volonté d’aller de l’avant. Elle l’emporte, il obéit aux fascinations du mirage qui l’attire à l’horizon de la steppe vide où il se promet d’écraser enfin l’adversaire. Et c’est la Moskowa, l’interminable bataille, la victoire indécise, le champ de carnage où chacune des deux armées couche le soir sur ses monceaux de cadavres. On pourra comparer au récit français, qui groupe les faits par larges masses, les tableaux minutieux et réalistes de Tolstoï, dans le chapitre de Guerre et Paix où il décrit les péripéties de la journée avec les procédés d’un autre art. — Je causais un jour avec le prêtre russe de Borodino, il me parlait des espérances de la prochaine moisson, sujet ordinaire des préoccupations rurales. Elle ne s’annonçait pas très belle cette année-là. Le prêtre remarqua négligemment : « Dans mon enfance, les blés étaient beaucoup plus drus, ici ; notre terre avait été si bien engraissée, pour longtemps. »

Ségur note chez l’Empereur certaines défaillances de l’attention aux instans les plus critiques, une sorte de résignation