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ornemaniste Jean-Marie-Joseph Ingres, que les succès de son Ingrou, petit Ingres, avaient attiré à Paris.

Ingres nous a laissé le souvenir le plus attendri de la Famille Forestier en ce précieux feuillet du Louvre[1], grâce auquel nous connaissons à merveille les hôtes qui furent si accueillans à sa jeunesse. La jeune fille, dont la main traîne sur le clavecin, n’est point jolie, à beaucoup près. Son visage passerait partout inaperçu, presque insignifiant, sans l’air de bonté, de douceur, de bienveillance heureuse qui est ici comme un air de famille. Elle portait les prénoms de Anne-Marie-Julie. On l’appelait Julie. Pour Ingres, elle était la bonne Julie. Comment cela se fit-il ? En 1806, Ingres avait vingt-six ans et Julie dix-sept, étant née en 1789. Les deux jeunes gens se rencontraient presque tous les jours depuis plusieurs années. Ingres avait vu grandir sous ses yeux la fillette qu’il écoutait au piano, quand lui-même ne faisait point sa partie de violon à ses côtés. Ils s’aimèrent. Ils se le dirent. Et ce fut le début d’une idylle qui devait finir cruellement pour tous deux.

Nous possédons l’unique billet écrit, avant le départ du peintre pour Rome, par Mlle Forestier à Ingres. Il n’est pas daté, mais certainement il est du printemps de l’année 1806. Le voici :


« Ce jeudi matin.

« Monsieur, ce n’est pas sans avoir beaucoup réfléchi que j’ose me permettre de mettre par écrit ce que je n’ai pas trouvé le moment de vous dire ; mais la droiture de mes intentions, la contrainte dans laquelle on juge à propos de me tenir depuis deux mois, et, plus que tout cela, un propos que j’ai entendu tenir à papa hier matin, tandis qu’il me croyait encore endormie, tellement offensant pour moi que si ce n’était lui qui l’ait dit, il ne serait jamais oublié, ni pardonné, tout cela me force à vous écrire que je regarde comme indispensable de mettre maman au fait de ce secret qu’il m’a déjà trop coûté de lui celer jusqu’à présent. Je sais, aussi bien que vous, les raisons qui peuvent vous retenir. Elles doivent céder à la nécessité de me tirer de cet état de gêne et d’incertitude ; dites-lui simplement vos intentions

  1. Ingres, à qui on rendit plus tard ce dessin, en fit don à son ami M. Coutan. En 1882, le Louvre le reçut, avec une série magnifique d’œuvres des maîtres du XIXe siècle, de Mme Schubert-Milliet, héritière, par sa sœur, du grand collectionneur Coutan.