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sur un rocher, une coquille ou un fruit. Du fruit ou de toute autre création de la nature, elles ont encore ce caractère que nulle d’entre elles ne ressemble à une autre. Enfin, elles sont faites selon la méthode qu’employa selon toute vraisemblance la nature elle-même. Le potier a réuni les éléments épars des roches sédimentaires, dissociés par l’eau et le temps, et, les replongeant dans le feu, il les a refaits indestructibles. Après tous les efforts de l’art pour se séparer de la Nature, voici l’effort suprême qui est de se mettre à sa place et de traiter la matière comme elle, aux premiers âges du globe, afin d’atteindre une même sorte de beauté. Si notre civilisation disparaissait dans quelque cataclysme et si l’on déterrait dans plusieurs siècles les poteries de Chaplet, comme on déterre aujourd’hui celles de Diphilos ou de Douris, ce serait une question de savoir si on se trouve en face de l’œuvre de l’homme ou de l’œuvre du hasard. Et c’est une étrange grandeur de l’artiste que de jeter ainsi dans la Nature une merveille si belle qu’on ne sache plus si elle est d’elle ou de lui...

De là, Chaplet tire son caractère. Quand, après un défournement heureux, il sortait dans la petite rue de Choisy-le-Roi, ses fours éteints, les passans qui le croisaient ne se doutaient guère que cet homme venait de résoudre un peu du problème primordial de la beauté. Mais comme les femmes de Toscane sur le pas de leurs portes, voyant passer le Dante, ils devaient éprouver ce qu’il y avait en lui de grave et de pensif. Ce grand vieillard aveugle, qui avait vécu toute sa vie avec le Feu, qui lui avait confié tout ce qu’il avait de plus précieux, ses ambitions, ses espoirs, ses ressources, ses yeux, qui en avait reçu, en échange, des trésors inouïs, de tels trésors que jamais peut-être, en Occident, on n’en a reçu de semblables, revêtait une sorte de grandeur tragique. S’il eût vécu dans le monde antique, les Grecs eussent fait de lui un de ces mythes admirables que M. Salomon Reinach se divertit aujourd’hui à réduire à leur armature de réalité, à des personnifications de services publics, ou à de risibles coq-à-l’âne. Ils en auraient fait non pas le dompteur du Feu, — car il ne l’a pas dompté, — mais le complice humain d’un démon hargneux et magnifique, le seul visible des deux conjurés dans l’œuvre hardie, singulière et peut-être impie de repétrir, à notre fantaisie, quelques miettes de la création.


ROBERT DE LA SIZERANNE.