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des heures, plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture. Leurs membres sont d’une maigreur effrayante, leurs dents claquent de froid, les muscles de leurs mâchoires se contractent en une expression presque bestiale. À les voir se baisser et se relever sans trêve, avec un craquement de toute leur charpente, on songe à ces réprouvés du Dante, dont le torse est pris dans un étang gelé, et qui, d’un effort désespéré, s’acharnent éternellement à rompre la glace qui étreint leurs os.

Si le paysage pénitentiel décrit par l’auteur des Martyrs a jamais existé, c’est ici, sans doute, dans ce repli de la vallée du Jourdain, où de légères exhalaisons sulfureuses trahissent la proximité des jaillissemens souterrains. Bien plus que sur la berge du fleuve, toute bruissante de murmures et de chants d’oiseaux, c’est dans cette plaine d’amertume et de stérilité qu’on imagine le Précurseur, l’homme de Pénitence, saint Jean le Baptiste.

Il me semble que je l’y ai vu… C’était au détour d’une haute dune de sable qui cachait la piste du chemin. Un homme surgit, tout à coup, nu comme Adam au sortir du limon, avec une tête léonine, des yeux fixes, enfoncés sous la broussaille des sourcils et qui, dardés tout droit devant lui, paraissaient ne rien voir. La barre de ses épaules se déplaçait tout d’une pièce, au rythme de la marche. Au bout de son long bras maigre d’ascète, sa main gauche, énorme, s’avançait, comme pour aplanir la voie, tandis que la droite pendait, rigide, derrière le bassin saillant et la cavité du ventre affamé. Ses jambes aux muscles tendus avaient la raideur et la massiveté de deux pièces de bois mal équarries. Ses pieds démesurés s’enfonçaient dans le sol, comme les bases d’une statue qui marche. Il sortait de l’eau saline, — et sa rude peau bronzée était encore luisante du baptême amer.

C’est à peu près ainsi que le sculpteur Rodin, par une divination qui franchit les siècles et la distance, a représenté le Baptiste en une effigie fameuse. Sans doute, il n’avait jamais vu les pêcheurs de sel de la Mer Morte !

Ces misérables qui remplissent leurs couffes dans les mares du Jourdain sont peut-être mieux que des documens historiques : ce sont des documens humains en qui se conserve la silhouette immuable de l’homme primitif, tel qu’il se manifeste toujours