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demain à Kérak, petite garnison turque de la côte moabitique. Une brise légère enfle les voiles blancs de leurs cache-cols, les soies bariolées de leurs beaux foulards syriens. Les nez en bec d’aigle, les anguleux profils sémitiques se découpent vigoureusement sur le fond bleu de la mer et du ciel. Les mains sèches et noueuses du Juif se plongent avidement dans le blé des sacs. Autour de la cabane, les bois naufragés reluisent au soleil, pareils à des hampes d’or plantées dans le sable. Au loin, les Monts de Juda s’étagent comme les coupoles innombrables d’une immense ville blanche. A perte de vue, tout est splendeur et sérénité. La pulsation lente de la mer dévastatrice expire en un frôlement de caresse...

L’étrange pays, à la fois terrible et suave, désolé et prestigieux, adorable et décevant !

Un nuage passe, le ciel s’obscurcit : alors, c’est une horreur qui dépasse les plus sombres imaginations lyriques.

La partie occidentale de la côte, celle qui s’infléchit dans la direction de Nabi-Moussa, est peut-être la plus désolée de toute cette région. Le sol dépouillé, sans autre végétation que des mousses semblables à des taches de vert-de-gris, est couvert d’une mince couche de sel qui craque sous les pas comme du givre. De loin en loin, des mares salines étalent, sous le ciel livide, la vitre blême de leurs eaux stagnantes. On dirait des yeux aveugles. Rien de lugubre, au milieu de cette lande cimmérienne, comme ces lentilles d’eau morte, sans éclat et sans regard. Au fond, à travers la transparence verdâtre du liquide inerte, on distingue une couche de sel, qui a l’air d’une banquise submergée. Sur les bords corrodés de la cuvette, les bois naufragés se redressent, s’affaissent et se couchent en des poses tragiques de révolte ou d’agonie. Nulle vie, pas un reflet qui luise dans cette atmosphère de limbes. On s’imagine ainsi le squelette de la Terre, après une catastrophe cosmique et à la veille du Jugement.

Cependant, des formes humaines se courbent, comme pour une besogne maudite, sur l’eau lourde de ces mares. Ce sont des pêcheurs de sel. Continuellement, d’un geste automatique, ils en emplissent des couffes que des fellahs emportent, toutes ruisselantes, sur leurs épaules. Affreux métier ! Ils travaillent là, pendant