Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peu d’attention pour y découvrir enfin le Nébo, — le Mont de Moïse, — rond et dénudé comme un crâne : tout cela, d’un blond ardent, enveloppé dans une poussière dorée qui tremble sur un ciel fin et très pâle.

Au-dessus du Nébo, à droite, un coin de mer brille doucement, — la corne septentrionale de l’Asphaltite. Mais le déferlement splendide de la plaine éclipse celui de la mer trop basse et encore trop lointaine. La vallée coule au pied des montagnes, en une large nappe, comme le lit débordé d’un fleuve d’or. Par places, elle est terne et poudreuse. On dirait des aires de grange, des champs moissonnés qui se succèdent à l’infini, — et, dans ces étendues fauves, inégalement luisantes, la verte oasis de Jéricho finit par se fondre et les rares bouquets d’arbres disséminés dans la plaine, par s’évanouir, comme des reflets instables, sur une surface éclairée. La distance nivelle et supprime les plans : le Jourdain, très encaissé, se distingue à peine, mince ourlet blanchâtre qui court et disparaît sous les sables !... De l’espace, des montagnes, une plaine sans fin, — tout ce paysage est d’une écrasante simplicité. Rien n’émerge, rien ne saisit particulièrement le regard...

Puis, peu à peu, l’œil ébloui par la lumière blessante perçoit des dunes presque symétriques, sur la rive droite du fleuve, des entassemens étranges qui ressemblent à des cônes de volcans. Un mirage semble naître. Parmi les blondeurs des terrains, voici s’ébaucher vaguement des acropoles, des décombres de villes, et, çà et là, des rangées de colosses sur leurs piédestaux, comme les béliers de granit, qui s’alignent devant les temples égyptiens. Ces fantômes bougent dans la poussière et les vibrations de la chaleur. Des lueurs de safran, des traînées sulfureuses s’allument comme à un souffle brusque, — puis ces flammes courtes s’éteignent dans le flamboiement monotone de la plaine...

Celle-ci se développe toute nue, tout aveuglante de clarté, avec le relief puissant de ses montagnes, avec son sol gravé de figures bizarres, travaillé comme une table de la Loi. Quelle différence avec nos molles vallées d’Europe, nos paysages médiocres, notre sol utilitaire et complaisant, si bien domestiqué, si complètement asservi à nos besoins ! La vallée du Jourdain paraît ignorer qu’il y ait des hommes. Nulle part, l’énorme matière n’a été plus despotiquement façonnée sous le