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peuvent nourrir aucun être vivant ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; et son eau, d’une amertume affreuse, est si pesante que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever. »

Cela est définitif. Il n’y a pas à protester contre des pages si éloquentes, contre un préjugé qui s’exprime avec la fermeté d’un dogme. C’est au point qu’aujourd’hui encore, les artistes ou les gens de lettres, qui visitent la Mer Morte, subissent, sans le savoir, l’emprise de Chateaubriand et de la légende immortalisée par lui. A plus forte raison, les cohues de touristes que les agences européennes précipitent, chaque année, vers la vallée du Jourdain.

Et, pourtant, ceux-là n’ont pas les mêmes excuses que l’auteur des Martyrs ! Ils savent bien que les Bédouins les laisseront tranquilles, qu’il n’y a rien à craindre dans ces parages. Une fort bonne route les conduit de Jérusalem à Jéricho, et le break très confortable qui les a amenés les dépose sans encombre sur les galets de l’Asphaltite. Ils arrivent frais et dispos, et repartent de même. Ni fatigues ni soucis d’aucune sorte ne les empêchent de jouir du paysage. Le malheur c’est qu’ils vont aussi vite que Chateaubriand ! Ainsi l’exigent les itinéraires réglés une fois pour toutes par les Cook de Palestine ! A Jérusalem, on vous emballe, après déjeuner, dans une voiture qui vous met pour dîner à Jéricho. Le lendemain à six heures, départ pour le Jourdain, — halte d’une demi-heure au Baptistère de Saint-Jean, — puis un crochet jusqu’à la plage du lac, où l’on a tout juste le temps de tremper ses doigts dans l’eau salée, si l’on veut déjeuner, sans se presser, à Jéricho. Pour cinq heures, on est de retour à Jérusalem, — et c’est ce qu’on appelle avoir vu la Mer Morte !...

En vérité, elle mérite mieux que cette visite hâtive. Surtout, elle ne ressemble guère à l’image repoussante qu’on s’en fait d’après les livres. Si seulement on prenait la peine de la regarder avec des yeux purifiés de toute littérature ; si, au lieu de passer un quart d’heure sur la plage misérable et dévastée où aboutit la piste de Jéricho, on essayait de contourner quelque temps la Mer Morte ; si, enfin, au lieu de se borner à une seule perspective, on essayait de l’aborder par divers points de la