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Sa grande imagination fit si bien resplendir tous ces emprunts que lui-même, — cela est certain quand on lit son Itinéraire, — finit par se laisser prendre au mirage et par y croire. D’ailleurs, lui aussi, comme son Eudore, il s’était embarqué pour la Terre Sainte en pèlerin et en pénitent. Il est possible, après tout, étant donné des dispositions pareilles, que, le matin du 6 octobre 1806, la vallée du Jourdain se soit montrée à lui sous les espèces d’un paysage pénitentiel et qu’il ne l’ait aperçu qu’à travers la légende funèbre qui entoure les noms maudits de Sodome et de Gomorrhe. Il se serait suggestionné sur les lieux mêmes, — et l’illusion créée par sa conscience de chrétien aurait été assez forte pour lui effacer l’éclatante réalité.

Quoi qu’il en soit, le prestige de son art est si dominateur que, malgré l’évidence, il a consacré une seconde fois (après Tacite) le mensonge d’une Mer Morte hideuse et asphyxiante, comme un cercle infernal. Désormais, nous ne la voyons plus que par ses yeux, et, quand nous essayons de nous représenter cette terre de réprobation, voici comment elle nous apparaît : « Le plus petit oiseau du ciel ne trouverait pas, dans ces rochers, un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste, d’où sortirent Ammon et Moab. La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes offre un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée : des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvans et comme sillonnés par les flots. Çà et là, des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie ; leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourries, et leur écorce a le goût et l’odeur de la fumée. Au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée, passe un fleuve décoloré ; il se traîne à regret vers le lac empesté qui l’engloutit. On ne distingue son cours, au milieu de l’arène, que par les saules et les roseaux qui le bordent : l’Arabe se cache, dans ces roseaux, pour attaquer le voyageur et dépouiller le pèlerin. Tels sont ces lieux fameux par les bénédictions et les malédictions du ciel : ce fleuve est le Jourdain, ce lac est la Mer Morte ; elle paraît brillante[1], mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses flots. Ses abîmes solitaires ne

  1. Il est bien forcé de le reconnaître. Mais son idée préconçue lui interdit d’insister.