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Le lendemain, c’était trop tard ! Il avait établi son campement sur la grève même du lac, au fond de la cuvette formée par la vallée du Jourdain. De cet endroit-là, on n’aperçoit que la pointe nord de l’Asphaltite, et, des deux côtés, les chaînes montagneuses de Moab et de Juda qui, se présentant de profil, ne permettent qu’une appréciation très incomplète de leur relief.

Cependant, lorsque Chateaubriand se réveilla, il put assister à un splendide lever de soleil : « L’aurore parut sur la montagne d’Arabie, en face de nous. La Mer Morte et la vallée du Jourdain se teignirent d’une couleur admirable... » Comment se fait-il donc qu’il ne nous ait pas décrit, — lui, le grand descriptif, — ce lever d’aube « admirable » sur un pays tout plein d’histoire et de légende ? L’unique raison plausible, c’est qu’il entrevit tout au plus cette féerie du désert. Son esprit était ailleurs. Ses guides le tourmentaient pour partir, il avait peur d’être attaqué par les Bédouins, et, au milieu de toutes ses préoccupations un peu terre à terre, son grand souci était de remonter jusqu’à l’embouchure du Jourdain. Ce plaisir de curiosité ne lui fut même pas accordé, puisque ses gens le contraignirent à revenir sur ses pas et à lever le camp au plus vite. On se mit à trotter vers Jéricho, où l’on arriva pour déjeuner, après une courte halte au bord du fleuve sacré, — et ce fut la fin du voyage !

Sérieusement, qu’est-ce que Chateaubriand pouvait bien rapporter de cette excursion à bride abattue ?... Sans doute, le souvenir d’une de ses étapes les plus pénibles et les plus ingrates avec une idée cursive des lieux !... Mais, une fois rentré à Paris, son imagination commença à travailler. Il écrivait ses Martyrs. Il lui fallait une Mer Morte analogue aux sentimens de son héros pénitent. En conséquence, il nous dépeignit une contrée d’amertume et de désolation, où la colère de Dieu parle un langage effrayant au cœur du pécheur abîmé de contrition et terrifié par la menace du châtiment inévitable. Comme ses notes lui offraient peu de ressources pour machiner un tel paysage, il recourut tout simplement aux descriptions de ses devanciers, — et d’abord à celles des géographes et des historiens anciens. Il feuilleta Strabon, Pline, Josèphe, Diodore de Sicile, et surtout il s’inspira de Tacite. On peut même dire que sa description de la Mer Morte n’est, par endroits, qu’une paraphrase de Tacite.