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n’en pouvait plus, qu’il était harassé, brisé, par ces trois jours de voyage à cheval, exaspéré par les tracasseries de ses guides et qu’enfin il tremblait de laisser ses os dans les fourrés du Jourdain.

On se souvient qu’il n’arriva au bord de l’Asphaltite qu’à la nuit close et qu’il repartit le lendemain matin d’assez bonne heure, puisqu’il trouva le moyen de visiter, avant midi, Jéricho et les rives du fleuve. Or, entre Saint-Saba et les derniers contreforts des montagnes, il put voir deux fois la Mer Morte : la première fois d’assez loin, — la seconde, à la tombée du crépuscule. C’était au mois d’octobre. Les journées sont courtes. Dès cinq heures, les contours des paysages commencent à se fondre dans les brumes et les colorations illusoires du couchant. L’image qui s’offrait alors au voyageur devait être bien lointaine, ou bien imprécise. Ce qui nous induit à le soupçonner, c’est que sa description, très sommaire et, pour ainsi dire, schématique, s’accorde fort bien avec la vue à distance qu’on peut avoir de la Mer Morte, à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, mais non plus avec celle qu’on découvre des environs du lac, sur les hauteurs de Nabi-Moussa : « Qu’on se figure, — nous dit-il, — deux longues chaînes de montagnes, courant parallèlement du septentrion au midi, sans détours, sans sinuosités. La chaîne du levant, appelée montagne, d’Arabie, est la plus élevée ; vue à la distance de huit à dix lieues[1], on dirait un grand mur perpendiculaire, tout à fait semblable au Jura par sa forme et sa couleur azurée ; on ne distingue pas un sommet, pas la moindre cime ; seulement, on aperçoit çà et là de légères inflexions, comme si la main du peintre qui a tracé cette ligne horizontale sur le ciel, eût tremblé en quelques endroits. »

Je ne sais, mais plus j’examine cette description, plus je suis tenté de conclure qu’elle n’est pas sortie des notes prises le 5 octobre sur les hauteurs voisines du lac, mais qu’elle fut composée beaucoup plus tard, d’après des impressions de Jérusalem.

En tout cas, si le récit de l’Itinéraire est vrai, il fut matériellement impossible à Chateaubriand de prendre, ce soir-là. une vue d’ensemble de la Mer Morte, puisque la nuit tombait quand il était encore à cheminer par les mauvaises pistes des montagnes de Juda.

  1. C’est à peu près la distance de Jérusalem à la Mer Morte.