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nous donnent à entendre le contraire[1]. A peine arrivé quelque part, il en a tout de suite assez, il est impatient de repartir. Si Corinthe et Argos n’ont pu le retenir une journée, que sera-ce des lugubres déserts palestiniens ?... Lui-même d’ailleurs a noblement confessé le médiocre intérêt qu’il y prit. Oui ! il l’avoue sans détours : « Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là ! Chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir ; chaque sommet retentit des accens d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrens desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a pas encore, osé rompre le silence, depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel. »

Et voilà comment Chateaubriand s’en tire, quand un paysage le fait bâiller ! Il convie toutes les magnificences de la Bible ou de l’Histoire à lui en masquer le vide ou la tristesse. Il se donne, en imagination, un spectacle bien supérieur à la plate réalité. Et, même lorsque les paysages lui plaisent, c’est moins leur beauté matérielle que leur signification littéraire qui l’attire. Il lui faut des grands hommes, de grands souvenirs, de la poésie écrite, pour lui embellir les lieux.

On comprend pourquoi nous avons insisté si longuement sur ces considérations préliminaires : elles nous expliquent l’état d’âme de Chateaubriand, ce soir-là, — le 5 octobre 1806, — alors qu’il descendait vers les berges de la Mer Morte. Il n’y apparut point, comme nous pourrions le croire à distance, avec l’allégresse souveraine d’un conquérant de l’univers plastique, auquel il suffit de venir et de voir pour s’emparer triomphalement de tout ce qui tombe sous ses yeux. La vérité, c’est qu’il

  1. Voyez Sainte-Beuve : Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. 78-80