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phrases concises, l’écrivain sacré mentionne la catastrophe, comme s’il lui suffisait de noter l’événement, — et il passe : « Au moment où le soleil se levait sur la terre, Lot entra dans Tsoar. Alors l’Eternel fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu. Et il détruisit ces villes et toute la plaine, et tous les habitans des villes, et les germes de la Terre. — Mais la femme de Lot regarda derrière elle, et elle devint une statue de sel. Et Abraham se leva de bon matin et vint au lieu où il s’était tenu devant l’Eternel. Et il regarda vers Sodome et Gomorrhe et sur toute la surface du pays de la plaine et il vit monter de la terre une fumée comme la fumée d’une fournaise.

De cette dernière image est sortie toute la légende. Désormais, on se représenta la Mer Morte comme une sorte de gouffre méphitique, d’où s’échappent continuellement des fumées et des exhalaisons sulfureuses. Certains prétendaient même avoir entrevu, sous les eaux lourdes, les fantômes des villes détruites. Ces fables, produits des terreurs religieuses de la conscience juive, ont été acceptées sans contrôle par les géographes et les historiens profanes qui n’y ont point été voir. Josèphe lui-même se contente de les répéter, sur les dires de témoins oculaires : ce pharisien de Jérusalem ne semble point avoir, dépassé Jéricho. Et, ainsi parce que personne ne s’est donné la peine de les contrôler (il faut avouer aussi que ce n’est pas commode), tous ces récits anciens sur l’Asphaltite ont fini par se concréter et prendre une forme quasi scientifique dans la célèbre description de Tacite. Le style lapidaire du grand historien a conféré à ces traditions plus ou moins flottantes quelque chose de sa solidité indestructible. L’erreur y est coulée en bronze, comme la vérité.

Mais ce qu’il y a de surprenant, c’est que la compilation géniale de Tacite a influencé, sans qu’ils s’en doutent, et d’une manière plus ou moins directe, la plupart des voyageurs modernes, même ceux dont c’était le métier de bien voir[1]. Entre une foule d’autres, l’aventure de Chateaubriand est peut-être la plus singulière. Elle vaut la peine d’être contée, d’abord

  1. Ici même, dans un article paru le 15 août 1881, Gabriel Charmes protestait, lui aussi, contre la légende calomnieuse. Avec une finesse et une justesse parfaites de notation, il restituait au paysage de la Mer Morte et de la vallée du Jourdain son aspect véritable, — je veux dire celui qu’il offre ordinairement au voyageur non suggestionné de littérature.