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Singulière coïncidence ! Tout près de la petite maison de Chatenay où le jeune désespéré analysait sa vague souffrance et n’y voyait plus d’autre remède que le suicide, un autre naufragé de la Révolution, le vicomte de Chateaubriand, allait bientôt s’enfermer dans la maison de Savigny où il achèverait de composer son René, l’autobiographie à peine déguisée qui décrit en termes identiques « le mal du Siècle. » Comparez René au premier livre des Mémoires de Ségur : vous croirez voir deux portraits d’un même personnage. Le plus sincère et le plus pathétique des deux n’est peut-être pas le plus fameux.

Ce dégoût de la vie qui n’était qu’une soif d’action inapaisée grandissait dans l’âme de Philippe aux derniers jours du Directoire. En vain il avait essayé de s’étourdir avec une gloriole littéraire flattée par quelques essais applaudis, avec les passions réactionnaires des muscadins dont il outrait la violence ; les crises de découragement revenaient toujours plus accablantes.il était en proie à l’un de ces accès, le matin de Brumaire où il vint s’échouer devant le jardin des Tuileries. — Soudain, la grille du Pont-tournant s’ouvrit, un régiment sortit au galop, les dragons de Murat, qui allaient occuper Saint-Cloud. Cette vision eut sur le jeune homme l’effet foudroyant de celle qui terrassa Paul sur le chemin de Damas, Il se sentait soulevé, emporté par une force irrésistible derrière ces soldats révolutionnaires qu’il détestait quelques heures plus tôt. Le magnétisme du héros agissait à travers eux sur ce cœur qui s’élançait vers lui, et toutes les voix de sa race criaient à Philippe que la rédemption était là, dans ce régiment où elles l’appelaient : « À cet aspect martial, le sang guerrier que j’avais reçu de mes pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se décider : dès ce moment, je fus soldat ; je ne rêvai que combats et je méprisai toute autre carrière. »

Peu de jours après, malgré l’opposition de ses proches et les rebuffades de ses amis scandalisés, il s’engageait dans le corps nouvellement créé des hussards de Bonaparte. Un instant, il y porta l’espoir chimérique de « royaliser » l’armée consulaire ; bientôt, il se donna corps et âme au prestigieux général.

Le Premier Consul, satisfait d’avoir arraché cette recrue au camp adverse, le fit d’emblée lieutenant. Les grades supérieurs lui vinrent en peu d’années, avec les batailles où il payait largement de sa personne. Grièvement blessé à Sommo-Sierra, le commandant