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de l’ancienne société détruite. Petit-fils d’un maréchal de France ministre de la Guerre sous Louis XVI, le Ségur illustré par sa conduite héroïque à Laufeld et à Closterkampf, fils de ce comte Louis-Philippe de Ségur, ambassadeur en Russie, qui avait donné le ton du bel esprit et de l’élégance à la cour de Versailles, séduit la grande Catherine à Pétersbourg, rivalisé chez elle de grâce et de faveur avec l’étincelant prince de Ligne, — le pauvre hère collé à la grille des Tuileries gagnait péniblement son pain en écrivant des vaudevilles, en rimant des petits vers pour les gazettes.

Né en 1780, le garçonnet de douze ans avait vu tous les siens ruinés et proscrits par la Terreur, son grand-père le maréchal jeté dans un cachot de La Force, — le vieillard n’échappa que par miracle à la guillotine, — son père menacé chaque jour du même sort dans la maison villageoise de Chatenay où le comte s’était réfugié, où il élevait ses fils dans la gêne et l’appréhension du lendemain. L’enfant s’éveillait à la vie au bruit de l’écroulement d’un monde, d’un ordre social dont il devait être l’un des plus heureux privilégiés. La Révolution grondait à ses oreilles comme une bête monstrueuse, incompréhensible ; douée d’ailleurs d’un tel pouvoir de destruction qu’il en subissait l’influence en la haïssant, et qu’il sentait son monde intérieur s’écrouler comme celui du dehors, se vider de toutes les certitudes du passé, de tous les points d’appui de la conscience et de la raison.

Dans l’admirable préambule de ses Mémoires, Philippe de Ségur analyse avec une sagacité éloquente cette crise morale de son adolescence ; et il nous dit que beaucoup de ses contemporains l’avaient traversée comme lui : « Toute croyance était ébranlée, toute direction effacée ou devenue incertaine ; et plus les âmes neuves était pensives et ardentes, plus elles erraient et se fatiguaient sans soutien dans ce vague infini ; désert sans limites, où rien ne contenait leurs écarts, où beaucoup s’affaissant enfin, et retombant désenchantées sur elles-mêmes, n’apercevaient de certain, au travers de la poussière de tant de débris, que la mort pour borne ! Bientôt, à mes regards, son spectre grandissant dans le vide m’apparut comme la seule vérité qui en ressortait incontestable. Je ne vis plus qu’elle en tout et partout... Ainsi mon âme s’usait, emportait tout le reste : je languissais, j’allais misérablement et ridiculement finir... »