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La vérité est que les rois normands suivirent un plan de gouvernement parfaitement défini et qui fait honneur, sinon à leur loyauté, du moins à leur sagesse politique. Ce plan consistait à établir les choses normandes sous des noms saxons, afin de ne pas effaroucher, dès l’abord, leurs nouveaux sujets. Une fois bien sûrs de leur conquête, ils se débarrassèrent des noms auxquels se rattachaient les vieilles mœurs politiques, dans la crainte qu’à l’ombre des anciens vocables ne se perpétuât le souvenir des anciennes libertés. Dès 1081, apparaît le mot de Parlement, mais il ne dure qu’un jour et deux siècles s’écouleront avant qu’il entre dans l’usage. Nous avons devant nous la Curia Regis, la Cour du roi, sorte de chaos où se mêlent et se heurtent les embryons des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. La Chambre des Lords s’y trouve également, avec le reste, mais il est impossible à l’œil le plus exercé de l’y distinguer des autres élémens qui fermentent avec elle dans le mélange. Peu à peu nous voyons les trois grandes cours de justice (qui fonctionnaient encore sous leurs anciens noms, il y a trente-cinq ans) se dégager du bloc et commencer à vivre de leur vie séparée. Mais elles demeurent subordonnées à l’institution plus vaste qui leur a servi de matrice et en qui réside le pouvoir de casser leurs arrêts. Ce pouvoir est encore aujourd’hui en possession de la Chambre des Lords. L’évolution continue, tantôt menée par le pouvoir royal lorsqu’il a toute sa force, toute sa vitalité (par exemple, sous Henri II et sous Edouard Ier), tantôt par les grands seigneurs lorsque la royauté est faible (comme, par exemple, sous Jean, sous Henri III, sous Edouard II).

Tandis que la Royauté, chez nous, s’appuie sur l’Eglise et sur les Communes, s’entoure d’humbles conseillers, laisse les grands vassaux se cantonner et se fortifier dans leurs provinces où ils deviennent des potentats, la Royauté, en Angleterre, suit une marche opposée. Elle retient auprès d’elle ses comtes, que le peuple nomme des Eorls (vieux nom saxon d’où sortira le mot moderne d’Earls), ses évêques et ses grands barons ; ou, du moins, comme leurs fonctions territoriales les appellent loin de la Cour, elle les convoque le plus souvent qu’elle peut, pour leur demander des conseils et de l’argent. Elle les habitue à discuter et à voter sous ses yeux ; elle les rompt à cette vie parlementaire qui, toute tumultueuse qu’elle soit, représente déjà un adoucissement des mœurs et un assouplissement des volontés.