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SÉGUR ET SES « MÉMOIRES »[1]

Le matin du 18 Brumaire an VII, — 9 novembre 1799,— un jeune homme de dix-neuf ans se tenait appuyé contre la grille du jardin des Tuileries, à l’endroit où le Pont-tournant faisait communiquer l’ancien jardin royal à la place de la Révolution, aujourd’hui de la Concorde. L’adolescent regardait avec une curiosité hostile les mouvemens des troupes qui se massaient sous les arbres, les allées et venues des officiers généraux qui se hâtaient vers la rue Chantereine ou en arrivaient, précédant ou suivant le général Bonaparte. — L’élu du Destin parut, harangua les soldats dans le jardin, dirigea son cheval sur le palais des Tuileries où il allait dicter ses volontés au Conseil des Anciens. — Dans le cœur de l’enfant qui regardait passer l’avenir, il n’y avait qu’orages et détresse, furieux conflits de sentimens. Son âme vide et tourmentée de l’être reflétait le trouble de la ville où s’élaborait une révolution, de la foule qui affluait sur la place ; âme lasse de ses propres agitations comme cette foule, et comme elle prête à se donner à un maître, celui qui donnerait en retour une raison de vivre, une direction aux activités inutiles.

Pauvre, inoccupé, malheureux, tout bouillant des grands rêves où sa nature ardente s’enflammait tour à tour pour les succès mondains et pour ceux de la politique, pour la gloire des lettres et pour celle des armes, ce jeune homme portait, comme un fardeau qui ne servait qu’à le meurtrir, un des beaux noms

  1. Ces pages, les dernières qu’ait écrites le vicomte E.-M. de Vogüé, doivent servir de préface à une édition nouvelle de la Campagne de Russie, qui paraîtra prochainement à la librairie Thomas Nelson, à Edimbourg.