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de malheur à nos bonheurs et tant de bonheur à nos malheurs, qu’après tout, ce n’est pas à la destinée, c’est à soi-même qu’il faut demander la félicité, et l’homme de bien maltraité du sort, s’il a l’esprit bien fait, risque d’être plus heureux que l’intrigant enrichi, surtout s’il a la sagesse de ne pas lui envier ses gros biens.

Et enfin, si le roman de Lesage nous égaie, c’est que Lesage lui-même était gai ! Don rare que la vraie gaieté ! Lesage n’a pas été un satirique, il ne s’indigne pas, il ne maugrée pas contre les hommes ; ils lui sont un spectacle, et en poète comique, ces spectacles l’amusent ; bon gré mal gré, sa bonne humeur nous gagne et nous prenons part à son divertissement. À quarante ans, il devint sourd. Il était obligé, pour converser, de se servir d’un cornet qu’il appelait son bienfaiteur, parce qu’il amenait jusqu’à lui les propos des gens d’esprit et qu’il n’avait qu’à le poser pour ne pas entendre les ennuyeux. Lesage romancier posséda un autre cornet bien plus précieux encore, cornet magique dont les fées font présent à leurs favoris. Grâce à ce cornet, les discours des sots et des méchans lui arrivaient transformés en d’amusantes gaietés, et les bruits discordans de la vie réjouissaient son oreille comme une folle mélodie d’opéra-comique.


VICTOR CHERBULIEZ.