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l’hameçon. Aussi est-il souvent dupe, mais il s’en vengera plus tard. Autre obstacle à ses succès, au commencement il est trop personnel ; il ne connaît pas, comme Gourville, la dose de dévouement qui est nécessaire pour faire fortune. Et Gil Blas a… oh ! je ne dirai pas une conscience, ce serait trop dire ; mais un tiers, un quart, un dixième de conscience. Et c’est une gêne, un embarras qu’un dixième de conscience. Quelquefois Gil Blas, par l’effet d’une héroïque résolution, veut trancher de l’honnête homme ; mais la vertu lui est si peu naturelle qu’il s’y montre singulièrement maladroit. Il perd une bonne place, pour avoir dit un jour la vérité à l’archevêque de Grenade ; il en perd une autre après avoir été intendant intègre pendant quatre mois. Il lui arrive au début de s’engager dans la société des grisons ou des cabotins, des aigrefins, des picaros, des « ambidextres, » qui sont de ces gens qui possèdent deux mains droites parce que, lorsqu’il s’agit de prendre, ils n’ont plus de main gauche. Ah ! c’est pour le coup que son dixième de conscience rabat de sa délicatesse et qu’il attente sans scrupule à la bourse du prochain ; tout en se promettant cependant d’être honnête homme à la prochaine occasion. Comme Ulysse il s’écrie : « Demain nous serons vertueux. » Et quand enfin il a fait fortune et qu’il lui est permis de devenir, sans rien y perdre, une manière d’honnête homme, après tout il en est content et il prêche la morale à ses valets. Complétons notre définition : Gil Blas est un aventurier qui fait son chemin par la domesticité et qui conserve, même parmi la société des ambidextres, une pointe d’amour platonique pour la vertu.

Quel triste tableau que ce roman de la Régence, semble-t-il ! Des aventuriers, des intrigans, des personnages suspects et de mince moralité, des petits-maîtres, des roués, des fripons et des dupes ! Voilà ce que Lesage a vu de l’humanité, voilà ce qu’il nous en fait voir. Et cependant, ce tableau ne nous attriste pas ; Walter Scott l’a dit ; l’impression qu’il nous laisse est douce, agréable, bienfaisante. À quoi cela tient-il ? Cela tient d’abord à ce qu’il y a dans ce roman, à tout le moins, un honnête homme dont nous aimons à faire la connaissance, et cet honnête homme c’est l’auteur, ce fier et loyal Breton qui s’appelait Lesage. Cela tient ensuite à ce que cet honnête homme était un philosophe pratique et que la conclusion de son livre est celle-ci : la fortune est sujette à de si étranges vicissitudes, et surtout, il se mêle tant