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réflexion à la Bastille et, quand il en sortit, il demanda une audience à Mazarin et le remercia de l’éminent service qu’il lui avait rendu en le faisant emprisonner. Son cachot lui avait servi d’école, il y avait fait des études de haute sagesse et entre autres il y avait appris ce qui est le principe de toute sage conduite, à savoir que : « Au lieu de vouloir mener les autres à son point, il ne devait songer qu’à entrer dans l’esprit de ceux à qui il avait affaire ! » Telle fut dès lors sa première règle de conduite. C’est ainsi qu’il sut plaire tour à tour à Mazarin, à Fouquet, à Louvois, à Louis XIV, accroissant son bien, jouissant de son bonheur, bénissant son étoile et laissant se morfondre les philosophes ; jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, étant devenu goutteux, après s’être fait transporter un jour dans une galerie de Versailles et avoir reçu un dernier sourire du monarque, il se renferma chez lui et s’occupa d’écrire ses Mémoires ; suprême bonheur de parvenu qui a gagné définitivement sa partie. « Je me trouve, dit-il, tout accoutumé à mes infirmités qui sont encore assez grandes, mais dans une gaieté au delà de tout ce que j’en ai eu. Je ne souffre plus du tout de peine de ne pouvoir marcher ; enfin, je ne sais s’il y a quelqu’un qui soit plus heureux que je me trouve l’être… Mon étoile fortunée m’a si bien conduit, que je me trouve dans l’abondance… Je vois avec joie ceux qui viennent, et me trouve consolé de ne pas voir les autres. Je m’amuse avec mes domestiques… J’ai une grande curiosité pour les nouvelles ; je suis des premiers averti de tout ce qui se passe ; j’en fais des relations pour mes amis de la province… Enfin, le jour se passe doucement. Le soir, je fais jouer à l’impériale et conseille celui qui est de mon côté. Depuis quelques années, je compte de ne pouvoir pas vivre longtemps. Au commencement de chacune, je souhaite de pouvoir manger des fraises ; quand elles passent, j’aspire aux pêches, et cela durera tant qu’il plaira à Dieu. »

Ses fraises et ses pêches, voilà le seul roman de poésie qui ait jamais effleuré la vie de Gourville. J’ajoute que les dernières pages de ces Mémoires auraient pu être écrites par Gil Blas. Car Gil Blas, lui aussi, finit dans un château, au sein de l’abondance et assez satisfait de sa vie pour être tenté d’écrire ses Mémoires. Seulement, Gil Blas a eu plus de peine que Gourville à faire son chemin. Son éducation a été plus lente. Au début, il fait écoles sur écoles, car il est simple, naïf, crédule, il mord aisément à