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pèlerin : je m’aperçus qu’il voulait passer pour un saint personnage, je feignis d’en être la dupe, cela ne coûte rien. Je fis plus, je le copiai ; et, jouant devant lui le même rôle qu’il fait devant les autres, je trompai le trompeur, et je suis devenu peu à peu son factotum. J’espère que, quelque jour, je pourrai, sous ses auspices, me mêler des affaires des pauvres. Je ferai peut-être fortune aussi, car je me sens autant d’amour que lui pour leur bien… Ne me parle donc point d’un poste de précepteur ; c’est un bénéfice à charge d’âmes. Mais parle-moi de l’emploi d’un laquais ; c’est un bénéfice simple, qui n’engage à rien. Un maître a-t-il des vices, le génie supérieur qui le sert les flatte, et souvent même les fait tourner à son profit. Un valet vit sans inquiétude dans une bonne maison. Après avoir bu et mangé tout son soûl, il s’endort tranquillement comme un enfant de famille, sans s’embarrasser du boucher ni du boulanger. » Gil Blas profite du conseil de son ami. Il expérimente toutes les formes de la domesticité. Tour à tour laquais, valet de chambre, maître d’hôtel, intendant, secrétaire, à travers mille aventures, mille déboires, il fait son chemin, et finit par devenir homme d’importance, favori du premier ministre, du duc de Lerme. Il est vrai qu’il paie cet honneur assez cher. Une peccadille le fait disgracier, jeter en prison dans la tour de Ségovie, où il se livre à force réflexions peu riantes. Mais sa bonne étoile l’en tire, il s’insinue dans la faveur du successeur du duc de Lerme, le comte d’Olivarès et, quand il a assez de la Cour, il la quitte, se marie et finit ses jours dans un château, aussi heureux que les Gil Blas peuvent l’être ici-bas.

L’aventurier qui fait son chemin par la domesticité ! Qui ne pense, à ce mot, à ces laquais de la Régence qui s’enrichissaient à la banque de Law et qui, devenus grands seigneurs du jour au lendemain, roulant carrosse, par la force de l’habitude, se surprenaient à monter derrière leur voiture au lieu de monter dedans ? Qui ne songe au valet de la pièce de Turcaret, de l’immortel Frontin, s’écriant fièrement : « Aujourd’hui mon règne commence. » Qui ne songe surtout à cet abbé Dubois, d’abord valet du curé de Saint-Eustache, puis précepteur du Duc d’Orléans, favori de ce prince, secrétaire des Affaires étrangères, archevêque, cardinal, premier ministre et tenant les destinées de l’Europe dans ces mains qui avaient tenu le plumeau dont il essuyait les meubles du curé de Saint-Eustache ?