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débauches, car il en fait un art et de sa vie une tragi-comédie. Et ces roués firent lignée et leurs descendans ne devinrent des héros historiques que grâce à la Révolution, qui les fit monter sur l’échafaud. En prison, ils répétaient à l’avance la scène de la guillotine pour apprendre à mourir avec grâce. Du haut du funèbre tombereau qui les conduisait à la mort, ils promenaient un regard insouciant sur la foule et sur leurs bourreaux et posaient en souriant sur le billot cette tête pleine de frivolités, de souvenirs galans ou criminels, de petites vues, de glorioles et de fumée !

En face des petits-maîtres et des roués, quel est le héros du roman de Lesage ? Si par héros nous entendons un personnage digne de respect ou d’admiration, Lesage s’est passé de héros. Dans son livre, il n’est guère personne que nous soyons tenté de respecter, ou d’admirer. Mais si le héros d’un roman est simplement celui qui fixe sur lui notre attention et qui y joue le rôle le plus considérable, le héros de Lesage est le personnage qui a donné son nom au roman, c’est Gil Blas.

Gil Blas est un aventurier, qui a ceci de particulier qu’il fait son chemin par la domesticité. Gil Blas est de naissance très humble, de très petite bourgeoisie ; il est ce que Saint-Simon appelle un homme de rien. À dix-sept ans, ses parens lui donnent la volée, heureux qu’ils sont de se débarrasser de lui. Son oncle le chanoine lui fait cadeau d’une mule et de quelques ducats. Son père et sa mère l’embrassant, l’exhortent à vivre en honnête homme, à ne point s’engager dans de mauvaises affaires et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d’autrui. Puis après l’avoir longuement harangué, ils lui offrent leur bénédiction, « ce qui était le seul bien, dit Gil Blas, que je pusse attendre d’eux. » Et le voilà parti. Il a fait quelques études et songe à devenir précepteur. Mais un jour il rencontre un ami d’enfance nommé Fabrice, qui lui fait changer de résolution. « Sache, lui dit Fabrice, que si le métier de laquais est pénible, je l’avoue, pour un imbécile, il n’a que des charmes pour un garçon d’esprit. Un génie supérieur qui se met en condition ne fait pas son service matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maison pour commander plutôt que pour servir. Il commence par étudier son maître : il se prête à ses défauts, gagne sa confiance, et le mène ensuite par le nez. C’est ainsi que je me suis conduit chez mon administrateur. Je connus d’abord le