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à l’armateur le contrat qu’ils veulent, et de le déchirer lorsqu’ils n’en veulent plus. Un projet de loi qui suspendait dans certains cas le monopole de pavillon avait été déposé par le gouvernement lors de la dernière grève des inscrits à Marseille ; mais, la grève une fois terminée, il n’en a plus été question. On habitue par là les inscrits à croire que de pareilles démonstrations ne sont pas sérieuses, et, effectivement, ils ne les prennent pas au sérieux. Si cependant ils y réfléchissaient, s’ils écoutaient ce qui se dit et s’écrit, s’ils se rendaient compte de leur situation véritable, ils comprendraient combien ils sont loin de représenter dans la marine moderne la même utilité, la même indispensabilité que dans celle d’autrefois. Le mécanisme compliqué et délicat des navires actuels a besoin de mécaniciens experts et habiles plus que de marins à l’ancienne mode. Aussi les obligations très lourdes qui incombaient aux inscrits d’une autre époque, et qui justifiaient les privilèges et les avantages dont la loi les avait dotés, ont-elles diminué et continueront-elles de diminuer de poids et de durée : les privilèges seuls sont restés intacts. L’institution a évolué dans doux sens opposés : allégement des charges, aggravation des exigences. Évidemment, les choses ne peuvent pas durer ainsi ; la corde tendue à l’excès finira par se casser ; l’inscription maritime sera l’objet d’une transformation inévitable. Les armateurs y gagneront s’ils conquièrent la liberté de constituer leurs équipages comme tout autre industriel compose son personnel. Les inscrits y perdent une situation devenue anormale qu’ils regretteront bientôt, mais qu’ils seront seuls à regretter.

En quittant Marseille, M. Chéron a donné des instructions au préfet des Bouches-du-Rhône pour qu’il conformât son attitude à la sienne. Les inscrits restés en grève lui avaient demandé de les recevoir en vue d’une entente qui, disaient-ils, serait facile. Il leur a opposé un refus absolu jusqu’au moment où la grève serait terminée et où ils auraient tous repris leur service. Ce serait nous reconnaître coupables, disent les grévistes, et nous ne reconnaîtrons jamais que nous l’ayons été. Au fond, ils ne sont plus retenus que par l’amour-propre, sentiment très vif chez eux et qui l’est devenu d’autant plus que, dans le passé, on l’a flatté et surexcité davantage. Mais si les grévistes ont leur amour-propre à sauver, le gouvernement a sa dignité et son autorité à maintenir, et il paraît, cette fois, résolu à les faire respecter. Il y a eu à Marseille, le dimanche 10 avril, quelques échauffourées sans importance. Les grévistes ont enflé la voix et proclamé la grève générale. Mais leur appel a été médiocrement entendu.